David Gabriel (2023). Dans le sens de la pente des quartiers nords de Marseille. Next Planning. https://doi.org/10.21428/432a0dd1.f7f32812
Pour le second jour de l’Assemblée des communs, une longue traversée du nord de Marseille était prévue à la rencontre de lieux et d’initiatives qui
produisent des communs dans le territoire. Dès le trajet en bus entre les quartiers de la Joliette et de l’Estaque, nous avons été invité à observer la coupure qui existe entre la ville et la façade maritime au nord de la Ville. Sur plusieurs kilomètres, les quartiers sont coupés de la mer par le port autonome et l’autoroute A55. Tout au long de la journée, nous avons traversé des vastes zones où sont juxtaposés des habitations, des infrastructures économiques, portuaires, logistiques et commerciales. Au milieu de ces espaces marqués par la fragmentation socio-spatiale1 de la métropole, des terrains en friches ont été réappropriés par les habitant.es permettant l’émergence de nouveaux communs urbains.
La balade a débuté à l’Estaque, un quartier situé au nord-ouest de Marseille au pied du massif de la Nerthe et de la zone littorale du bassin de Séon. Ce littoral marqué par plusieurs vagues d’industrialisation au XIXème et surtout au Xxème siècle qui a profondément transformé le paysage et engendré d’importantes pollutions (en particulier les carrières des Riaux et de la Caudelette). Le port de lave sert à l’appareillage de petits bateaux, d’atelier de déconstruction, de parking, de lieu de pêche et de balade. C’est là qu’un tiers-lieu maritime Thalassanté s’est installé depuis 21 ans pour défendre un accès à la mer pour tous. Composé de conteneurs aménagés en atelier, bar et bibliothèque (…), son agencement a généré des petits espaces communs, des terrasses où l’on peut admirer le golfe de Marseille et une petite place centrale où sont entreposés quelques bateaux. Ce lieu est aujourd’hui menacé d’expulsion alors qu’il favorise des usages populaires du bord de mer dans une zone exclusivement dédiée aux activités du port autonome.
Faire-ensemble Talassanthé
Une première pratique inspirante de Talassanthé concerne leur tolérance à la présence de personnes salariées au sein du commun. En effet, pour plusieurs personnes s’intéressant aux communs, une des caractéristiques importante du faire-ensemble concerne le caractère libre et volontaire de la participation. Ce qui signifie qu’une personne ne doit pas être obligée de participer à un commun. Ce qui exclut bien souvent les relations fondées sur le salariat. Si Talassanthé privilégie grandement l’implication bénévole, l’expérience les a néanmoins amenés à avoir recours à deux personnes salariées. En effet, ils ont réalisé que le travail réalisé par les deux salariés était important et facilitait grandement les processus d’auto-construction et d’auto-organisation des 38 autres projets. Le principal travail réalisé par les salariés étant de centraliser et de rediffuser l’information au travers l’ensemble des projets.
Cette tolérance face au salariat nous semble importante. En effet, les néo-communs qui émergent aujourd’hui dans les sociétés capitalistes se voient contraint de devoir se soumettre à une certaine forme de bureaucratisation. Que ce soit pour la gestion interne – lorsque les projets prennent de l’ampleur – ou encore dans leurs relations avec l’État ou le marché – pour compléter les différents formulaires, demandes de subvention, etc. En considérant les tâches « bureaucratiques » comme un mal nécessaire faisant partie des coûts de base pour faire fonctionner un commun, on peut alors y consacrer des ressources financières pour que des personnes les réalisent. D’une part, cette approche permet d’éviter la confusion dans la nature de la relation que chacun·e entretient avec le commun: on différencie clairement ce qui relève du faire-ensemble libre et volontaire, de ce qui relève de tâches bureaucratiques imposées. D’autres parts, perçu en tant que tel, il permet de s’assurer que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui prennent la responsabilité de ces tâches. Ces tâches pouvant, au besoin, être externalisées à un·e professionnel·les de façon temporaire.
Ensuite, une seconde pratique inspirante de Talassanthé concerne leur processus d’accueil et/ou de démarrage d’un nouveau projet. En effet, le processus d’acceptation et d’intégration d’un nouveau projet se prend d’abord en fonction de son impact sur les projets existants sur le site. L’objectif étant de voir comment un nouveau projet va pouvoir alimenter l’ensemble des communs existants, que ce soit directement ou indirectement.
« Ce n’est par le projet en soi qui nous intéresse, c’est la façon dont il fait corps avec les autres »
Du coup, ils prennent plaisir à faire ce qu’ils appellent de la permaculture d’usage. En fonction de ce qui se passe à un moment X, un projet aura plus ou moins de pertinence par rapport à ce qui se passe à ce moment-là. Alors qu’un an auparavant, ou un an plus tard, le projet aurait été refusé.
« C’est tout l’intérêt d’être un tiers d’usage, c’est de pouvoir accueillir plusieurs formes d’activités qui font que naturellement il va y avoir une synergie qui se met en place tout seul en fait. On n’est pas toujours derrière à forcer la main à quelqu’un pour faire telle ou telle chose » – Nom du présentateur
Cette approche par la permaculture d’usage est beaucoup expliquée par la situation d’occupation temporaire. En effet, depuis 21 ans ils doivent se résigner à la possibilité d’être déplacés. Ce contexte les a amené à fabriquer une manière de faire qui est ancrée dans le moment présent. Tous les projets qui sont accueillis ne peuvent se projeter trop loin dans le temps. De cette contrainte du moment présent, naît cette pratique d’auto-construction qui ne nécessite pas d’investissement à long terme. Cette contrainte les a amené à pouvoir être très réactif, très flexible. Cela les a d’ailleurs amené à inverser leur processus créatif et à développer une approche d’auto-construction pour tous leurs projets.
Cette approche s’appuie sur 4 ingrédients clés:
- Le nombre de personnes impliquées
- Le temps que nous pouvons consacrer
- Les ressources disponibles
- Les outils disponibles
Par exemple, actuellement les ressources disponibles sont fournies par la matériauthèque (avec des matériaux de ré-emploi). Les outils disponibles se trouvent dans les ateliers. Par la suite, il leur suffit de trouver des personnes motivées et un temps définis pour réaliser un projet comme se faire une terrasse, repeindre un seuil de porte, fabriquer un composte, etc. Les contributeurs au projet Talassanthé ont d’ailleurs donné un nom à cette approche organique par l’auto-construction : la sédimentation d’attention. Les 38 projets qui ont émergés n’ont jamais été planifier d’avance ou imaginer par quelqu’un… ils sont le résultat de l’accumulation de toutes ces petites attentions qui se sont sédimentées au fil du temps.Au final, en assumant pleinement la contrainte de l’occupation temporaire et en en faisant une force, ils ont développé des concepts très riches comme la permaculture d’usage et la sédimentation d,attentions. Et ce sont là des aspects qu’ils tiennent à conserver.
Des habitants ont témoigné de l’ampleur des défis pour les communs à l’époque de l’anthropocène. Les communs sont situées à différentes échelles : le tiers-lieu, le port de la lave, l’Estaque, le massif de la Nerthe (…) et la propriété foncière est divisée entre des grands acteurs privés et publics, avec des scènes de négociation dans les instances opaques du Grand port maritime de Marseille. Un scénario pro-commun serait de renforcer les usages actuels créant une dynamique collective pour élaborer un projet d’aménagement alternatif qui défendent les communs, la biodiversité, le droit à la ville et les usages populaires du littoral dans les documents de planification urbaine et territoriale (PLUI, PADD…). Si le rapport de force est suffisant, des négociations avec le printemps marseillais viseraient à transformer les politiques urbaines locales qui projettent à moyen terme une mutation urbaine du secteur avec l’installation d’équipements culturels et touristiques favorisant des programmes immobiliers. Pour éviter une gentrification grimpante, le plan d’aménagement des espaces publics devra être accompagné par une régulation du logement avec un taux de logement social et des coopératives d’auto-réhabilitation. La question épineuse des pollutions de la colline de la Nerthe pourrait être envisagée sous l’angle des « communs négatifs ». En suivant la proposition d’Alexandre Monnin et de Lionel Maurel, il s’agirait de bâtir de nouvelles institutions pour se réapproprier collectivement le processus de dépollution en cours par les sociétés Recyclex et Rétia.
La traversée du nord de Marseille a débuté en se faufilant dans les rues de l’Estaque, par la montée Antoine Castejon qui longe le petit ruisseau des Rioux. Des conversations se sont engagées par petits groupes. Quelqu’un a évoqué la fabuleuse « Histoire d’un ruisseau » d’Elisée Reclus : « l’Histoire d’un ruisseau, même celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de valeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots (…) ». Au bord du ruisseau, des petites maisons ont été construites dans la pente selon un mode de construction vernaculaire, loin des contraintes de l’alignement et de l’adressage imposées par la planification urbaine. Au-delà des murs, on imagine bien ces petites courettes où les habitants ont l’habitude de se retrouver pour tchatcher et s’entraider comme dans les contes cinématographiques de Robert Guédiguian.
Nous avons rejoint le quartier de la Gare en bus pour se retrouver dans une petite cour de l’Harmonie de l’Estaque. Une discussion s’est ouverte sur la première industrialisation qui a transformé le village de pêcheur pour implanter des tuileries et briqueteries sur le site argileux du bassin de Séon et l’exploitation du calcaire blanc de la Nerthe. Le territoire a été alors profondément transformé avec la création d’infrastructures ferroviaires et portuaires pour transporter les matériaux servant à la construction d’usines et des digues. L’Harmonie de l’Estaque témoigne des sociabilités ouvrières structurées par la paroisse de Saint-Henri qui se sont perpétuées en se transformant à travers le temps.
En remontant la pente, une habitante jouait de l’accordéon dans sa rue qui se nomme la traversée de l’Harmonie. Ce petit moment était magique dans cette longue traversée des quartiers nords. De brefs échanges sur le rôle de la musique pendant la période de confinement pour renforcer les liens entre voisins. En marge du groupe, une discussion s’est ouverte sur l’histoire de la prud’homie de l’Estaque qui pourrait faire l’objet d’une réflexion ultérieure, en lien avec les travaux passés sur le rôle des prud’homies de pêche méditerranéennes dans la défense des communs.
Après la voie ferrée, nous sommes rentrés dans ce qu’il reste de la pinède menacée par la création de vaste zone de stockage de containers maritimes.
Les terrains de l’ancienne Villa Miramar font partie d’un legs du sculpteur et mécène Jules Cantini à la ville de Marseille au début du Xxème siècle. Cet ancien terrain bastidaire supposé inaliénable a été cédé en 2011 à un entrepreneur industriel spécialisé dans le stockage de containers maritimes. Depuis plusieurs années, des habitants se mobilisent pour défendre ce commun et ces paysages immortalisés par les toiles de Cézanne. Les habitants du quartier l’Estaque Gare-Saint Henri ont de nombreux usages dans ce rare espace naturel entouré par les infrastructures routières, ferroviaires, maritimes et aéroportuaires. Depuis deux ans, des habitant.es se mobilisent pour défendre ce commun à partir des usages riverains s’articulant autour d’enquêtes collectives (écologiques, urbanistiques, patrimoniales….) pour interpeller les institutions publics afin modifier les zonages du Plan local d’Urbanisme (PLU) afin d’éviter l’extension de la zone industrielle et logistique2.
Nous avons passé un moment agréable dans les jardins de l’ancienne villa Miramar. Assis ou allongés sur des nattes, ce moment était propice à la farniente après un repas délicieux préparé par des habitant.es et associations. Un débat en demi-teinte s’est ouvert sur la diversité au sein de notre groupe. Après quelques échanges rugueux, ce moment s’est terminé en musique et chanson. Une façon de vivre en acte la défense des communs comme une occupation sensible, vivante et créative du territoire.
La traversée s’est poursuivie à la lisière de la ville, là où le Massif de la Nerthe a accueilli les grands ensembles de la Castellane et de la Bricade, entrecoupés du reste de la ville par des larges infrastructures routières et ferroviaires. Un chemin rejoint le centre commercial du Grand Littoral où nous avons rencontré des membres de l’association 3.2.1 qui accompagnent des habitantes de La Castellane dans l’écriture d’un journal. Cette initiative s’inscrit dans le projet d’éducation populaire Awannäk qui propose des activités artistiques et ludiques autour de la microédition. Dans le dernier numéro, quelques pages sont consacrées au renouvellement urbain de la Castelanne du point de vue des habitantes : « lors de la première réunion d’information, les responsables de la rénovation nous ont parlé « d’ouverture sur la ville », « d’écologie », du parc et jardin de la Jougarelle, des transports, d’activités culturelles, de santé (…) On y a cru, je me suis investie, dans tous les ateliers, dans toutes les assemblées générales. Mais on s’est aperçu ensuite que c’était surtout pour détourner notre attention de la démolition de la tour K., et des dangers de ces travaux ».
La publication du journal de la Baguette Magique a favorisé un processus d’auto-organisation des habitantes qui s’accompagne aujourd’hui d’une recherche-action mêlant habitantes, associations et chercheurs. Plusieurs initiatives de pédagogie sociale se sont également développées avec la création d’un terrain d’aventure pour se réapproprier l’espace public. Dans le terrain vague en dessous du centre commercial, des affiches avaient été collées sur les grands poteaux de béton tandis que des traces de craies étaient encore visibles sur des gros cailloux à côté des nattes transportées dans des caddies.
Les quartiers nords de Marseille sont marqués par la fragmentation socio-spatiale avec des quartiers d’habitat social, des résidences fermées et des maisons individuelles. Elisabeth Doré a témoigné de ses recherches menées avec Un Centre Ville Pour Tous sur la transformation de ce vaste territoire, en particulier avec la construction de très nombreuses gated communities. Nous avons constaté l’émergence de nouveaux communs urbains créés à l’initiative d’associations et d’habitants dans des terrains en friche, à l’ombre des grandes infrastructures industrielles et commerciales dans des quartiers en pleine rénovation urbaine.
Le phénomène des résidences fermées interroge le mouvement des communs. Comme l’avait déjà remarqué David Harvey « à l’heure actuelle, les riches ont l’habitude de s’enfermer dans des résidences surveillés à l’intérieur desquelles est défini un commun d’exclusion ». Dans quelle mesure le processus d’auto-organisation des habitants peut inverser la tendance ? Pour certain-es, la stratégie consisterait à consolider l’émergence des communs urbains des quartiers nords par des mobilisations en faveur des biens publics (logements sociaux, services médicaux, éducation, services urbains…) en renforçant les mobilisations par les méthodes du community organizing. En effet, «si on veut protéger le commun, il est souvent vital de protéger le flux de biens publics sur lequel reposent les qualités du commun». Est ce que l’arrivée de la nouvelle municipalité du printemps marseillais pourrait constituer une opportunité pour favoriser un nouveau cycle d’organisation et de mobilisation pour élaborer des projets urbains en faveur des communs urbains, des biens publics et le droit à la ville ?
Cette longue traversée du nord de Marseille a illustré l’importance d’élaborer de nouvelles politiques urbaines pour inverser la tendance à la fragmentation du territoire. C’est certainement à cet endroit que les démarches d’éducation populaire, d’auto-organisation et d’organisation collective ont besoin du soutien des experts et chercheurs dans des programmes de recherche-action. Nous parlons bien sûr d’une recherche-action qui dépasse les postures extractivistes de nombreuses recherches académiques sur les quartiers populaires en inventant des tiers espaces qui se positionnent clairement aux côtés des habitants. Ce chantier pourrait se poursuivre par des formations-actions pour renforcer les capacités des habitants à déterminer l’avenir du territoire.
La balade s’est terminée dans le parc Foresta à proximité de Grand Littoral. Des vastes espaces ont été laissés vacants par une ancienne carrière d’argile qui appartenait au Marquis de la Foresta. Malgré le rachat du foncier par le promoteur Xavier Giocanti (marié à Christine Lagarde !), l’instabilité géologique d’un terrain argileux en pente à freiner l’urbanisation du site. Au fil du temps, le lieu est utilisé par les riverains pour des usages familiaux et récréatifs. Depuis cinq ans, l’association Yes We Camp a signé une convention d’occupation temporaire avec le promoteur pour favoriser la création d’activités culturelles et de loisirs. Malgré les nombreuses critiques de cette alliance improbable entre des associations et un promoteur capitaliste, le parc Foresta est envisagé comme un vaste commun urbain au cœur des quartiers Nords. Cette situation n’est pas sans rappeler les droits acquis par des usagers sur des terrains privés dans l’époque pré-moderne. La période de transition qui s’ouvre aujourd’hui pour le parc Foresta déterminera l’avenir de ce lieu qui semble dépendre des capacités d’auto-organisation des habitants et associations face aux intérêts du promoteur privé. Alors que le rapport semble inégal entre le pot de terre et le pot de fer, peut-être que le terrain argileux deviendra un commun au coeur des quartiers nords ?
Photos et Illustration : David Gabriel, CC BY-SA 4.0 et p20 Collectif La Baguette Magique
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