Nathalie Poiret, architecte et historienne, raconte l’histoire de la mise en place des logements sociaux à Grenoble : de la politique sociale à la typologie architecturale. En faisant une partie importante du paysage urbain, la cité-jardins du Rondeau, les quartiers de l’Abbaye, de la Capuche, des Abattoirs présentent aujourd’hui les valeurs patrimoniales de l’architecture et de l’histoire du XXe siècle.
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De la cité-jardin aux habitations à bon marché à Grenoble
Les Insulaires
Au bord d’une rivière, entre une forêt et une montagne au sommet enneigé, les tours d’un quartier émergent dans la brume : Les Îles.
Ses habitants semblent y vivre depuis toujours. Pourtant, il faudra bientôt quitter les lieux. Là, à quelques kilomètres de la Suisse voisine, les 257 familles de ce grand ensemble se préparent au déménagement. Les grues s’activent annonçant une démolition imminente. Ici prochainement : une majorité de résidences privées. Alors comment mettre 10, 20, 45 ans de vie en carton ? Et pour aller où ?
Dans le sens de la pente des quartiers nord
David Gabriel (2023). Dans le sens de la pente des quartiers nords de Marseille. Next Planning. https://doi.org/10.21428/432a0dd1.f7f32812
Pour le second jour de l’Assemblée des communs, une longue traversée du nord de Marseille était prévue à la rencontre de lieux et d’initiatives qui
produisent des communs dans le territoire. Dès le trajet en bus entre les quartiers de la Joliette et de l’Estaque, nous avons été invité à observer la coupure qui existe entre la ville et la façade maritime au nord de la Ville. Sur plusieurs kilomètres, les quartiers sont coupés de la mer par le port autonome et l’autoroute A55. Tout au long de la journée, nous avons traversé des vastes zones où sont juxtaposés des habitations, des infrastructures économiques, portuaires, logistiques et commerciales. Au milieu de ces espaces marqués par la fragmentation socio-spatiale1 de la métropole, des terrains en friches ont été réappropriés par les habitant.es permettant l’émergence de nouveaux communs urbains.
La balade a débuté à l’Estaque, un quartier situé au nord-ouest de Marseille au pied du massif de la Nerthe et de la zone littorale du bassin de Séon. Ce littoral marqué par plusieurs vagues d’industrialisation au XIXème et surtout au Xxème siècle qui a profondément transformé le paysage et engendré d’importantes pollutions (en particulier les carrières des Riaux et de la Caudelette). Le port de lave sert à l’appareillage de petits bateaux, d’atelier de déconstruction, de parking, de lieu de pêche et de balade. C’est là qu’un tiers-lieu maritime Thalassanté s’est installé depuis 21 ans pour défendre un accès à la mer pour tous. Composé de conteneurs aménagés en atelier, bar et bibliothèque (…), son agencement a généré des petits espaces communs, des terrasses où l’on peut admirer le golfe de Marseille et une petite place centrale où sont entreposés quelques bateaux. Ce lieu est aujourd’hui menacé d’expulsion alors qu’il favorise des usages populaires du bord de mer dans une zone exclusivement dédiée aux activités du port autonome.
Faire-ensemble Talassanthé
Une première pratique inspirante de Talassanthé concerne leur tolérance à la présence de personnes salariées au sein du commun. En effet, pour plusieurs personnes s’intéressant aux communs, une des caractéristiques importante du faire-ensemble concerne le caractère libre et volontaire de la participation. Ce qui signifie qu’une personne ne doit pas être obligée de participer à un commun. Ce qui exclut bien souvent les relations fondées sur le salariat. Si Talassanthé privilégie grandement l’implication bénévole, l’expérience les a néanmoins amenés à avoir recours à deux personnes salariées. En effet, ils ont réalisé que le travail réalisé par les deux salariés était important et facilitait grandement les processus d’auto-construction et d’auto-organisation des 38 autres projets. Le principal travail réalisé par les salariés étant de centraliser et de rediffuser l’information au travers l’ensemble des projets.
Cette tolérance face au salariat nous semble importante. En effet, les néo-communs qui émergent aujourd’hui dans les sociétés capitalistes se voient contraint de devoir se soumettre à une certaine forme de bureaucratisation. Que ce soit pour la gestion interne – lorsque les projets prennent de l’ampleur – ou encore dans leurs relations avec l’État ou le marché – pour compléter les différents formulaires, demandes de subvention, etc. En considérant les tâches « bureaucratiques » comme un mal nécessaire faisant partie des coûts de base pour faire fonctionner un commun, on peut alors y consacrer des ressources financières pour que des personnes les réalisent. D’une part, cette approche permet d’éviter la confusion dans la nature de la relation que chacun·e entretient avec le commun: on différencie clairement ce qui relève du faire-ensemble libre et volontaire, de ce qui relève de tâches bureaucratiques imposées. D’autres parts, perçu en tant que tel, il permet de s’assurer que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui prennent la responsabilité de ces tâches. Ces tâches pouvant, au besoin, être externalisées à un·e professionnel·les de façon temporaire.
Ensuite, une seconde pratique inspirante de Talassanthé concerne leur processus d’accueil et/ou de démarrage d’un nouveau projet. En effet, le processus d’acceptation et d’intégration d’un nouveau projet se prend d’abord en fonction de son impact sur les projets existants sur le site. L’objectif étant de voir comment un nouveau projet va pouvoir alimenter l’ensemble des communs existants, que ce soit directement ou indirectement.
« Ce n’est par le projet en soi qui nous intéresse, c’est la façon dont il fait corps avec les autres »
Du coup, ils prennent plaisir à faire ce qu’ils appellent de la permaculture d’usage. En fonction de ce qui se passe à un moment X, un projet aura plus ou moins de pertinence par rapport à ce qui se passe à ce moment-là. Alors qu’un an auparavant, ou un an plus tard, le projet aurait été refusé.
« C’est tout l’intérêt d’être un tiers d’usage, c’est de pouvoir accueillir plusieurs formes d’activités qui font que naturellement il va y avoir une synergie qui se met en place tout seul en fait. On n’est pas toujours derrière à forcer la main à quelqu’un pour faire telle ou telle chose » – Nom du présentateur
Cette approche par la permaculture d’usage est beaucoup expliquée par la situation d’occupation temporaire. En effet, depuis 21 ans ils doivent se résigner à la possibilité d’être déplacés. Ce contexte les a amené à fabriquer une manière de faire qui est ancrée dans le moment présent. Tous les projets qui sont accueillis ne peuvent se projeter trop loin dans le temps. De cette contrainte du moment présent, naît cette pratique d’auto-construction qui ne nécessite pas d’investissement à long terme. Cette contrainte les a amené à pouvoir être très réactif, très flexible. Cela les a d’ailleurs amené à inverser leur processus créatif et à développer une approche d’auto-construction pour tous leurs projets.
Cette approche s’appuie sur 4 ingrédients clés:
- Le nombre de personnes impliquées
- Le temps que nous pouvons consacrer
- Les ressources disponibles
- Les outils disponibles
Par exemple, actuellement les ressources disponibles sont fournies par la matériauthèque (avec des matériaux de ré-emploi). Les outils disponibles se trouvent dans les ateliers. Par la suite, il leur suffit de trouver des personnes motivées et un temps définis pour réaliser un projet comme se faire une terrasse, repeindre un seuil de porte, fabriquer un composte, etc. Les contributeurs au projet Talassanthé ont d’ailleurs donné un nom à cette approche organique par l’auto-construction : la sédimentation d’attention. Les 38 projets qui ont émergés n’ont jamais été planifier d’avance ou imaginer par quelqu’un… ils sont le résultat de l’accumulation de toutes ces petites attentions qui se sont sédimentées au fil du temps.Au final, en assumant pleinement la contrainte de l’occupation temporaire et en en faisant une force, ils ont développé des concepts très riches comme la permaculture d’usage et la sédimentation d,attentions. Et ce sont là des aspects qu’ils tiennent à conserver.
Des habitants ont témoigné de l’ampleur des défis pour les communs à l’époque de l’anthropocène. Les communs sont situées à différentes échelles : le tiers-lieu, le port de la lave, l’Estaque, le massif de la Nerthe (…) et la propriété foncière est divisée entre des grands acteurs privés et publics, avec des scènes de négociation dans les instances opaques du Grand port maritime de Marseille. Un scénario pro-commun serait de renforcer les usages actuels créant une dynamique collective pour élaborer un projet d’aménagement alternatif qui défendent les communs, la biodiversité, le droit à la ville et les usages populaires du littoral dans les documents de planification urbaine et territoriale (PLUI, PADD…). Si le rapport de force est suffisant, des négociations avec le printemps marseillais viseraient à transformer les politiques urbaines locales qui projettent à moyen terme une mutation urbaine du secteur avec l’installation d’équipements culturels et touristiques favorisant des programmes immobiliers. Pour éviter une gentrification grimpante, le plan d’aménagement des espaces publics devra être accompagné par une régulation du logement avec un taux de logement social et des coopératives d’auto-réhabilitation. La question épineuse des pollutions de la colline de la Nerthe pourrait être envisagée sous l’angle des « communs négatifs ». En suivant la proposition d’Alexandre Monnin et de Lionel Maurel, il s’agirait de bâtir de nouvelles institutions pour se réapproprier collectivement le processus de dépollution en cours par les sociétés Recyclex et Rétia.
La traversée du nord de Marseille a débuté en se faufilant dans les rues de l’Estaque, par la montée Antoine Castejon qui longe le petit ruisseau des Rioux. Des conversations se sont engagées par petits groupes. Quelqu’un a évoqué la fabuleuse « Histoire d’un ruisseau » d’Elisée Reclus : « l’Histoire d’un ruisseau, même celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de valeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots (…) ». Au bord du ruisseau, des petites maisons ont été construites dans la pente selon un mode de construction vernaculaire, loin des contraintes de l’alignement et de l’adressage imposées par la planification urbaine. Au-delà des murs, on imagine bien ces petites courettes où les habitants ont l’habitude de se retrouver pour tchatcher et s’entraider comme dans les contes cinématographiques de Robert Guédiguian.
Nous avons rejoint le quartier de la Gare en bus pour se retrouver dans une petite cour de l’Harmonie de l’Estaque. Une discussion s’est ouverte sur la première industrialisation qui a transformé le village de pêcheur pour implanter des tuileries et briqueteries sur le site argileux du bassin de Séon et l’exploitation du calcaire blanc de la Nerthe. Le territoire a été alors profondément transformé avec la création d’infrastructures ferroviaires et portuaires pour transporter les matériaux servant à la construction d’usines et des digues. L’Harmonie de l’Estaque témoigne des sociabilités ouvrières structurées par la paroisse de Saint-Henri qui se sont perpétuées en se transformant à travers le temps.
En remontant la pente, une habitante jouait de l’accordéon dans sa rue qui se nomme la traversée de l’Harmonie. Ce petit moment était magique dans cette longue traversée des quartiers nords. De brefs échanges sur le rôle de la musique pendant la période de confinement pour renforcer les liens entre voisins. En marge du groupe, une discussion s’est ouverte sur l’histoire de la prud’homie de l’Estaque qui pourrait faire l’objet d’une réflexion ultérieure, en lien avec les travaux passés sur le rôle des prud’homies de pêche méditerranéennes dans la défense des communs.
Après la voie ferrée, nous sommes rentrés dans ce qu’il reste de la pinède menacée par la création de vaste zone de stockage de containers maritimes.
Les terrains de l’ancienne Villa Miramar font partie d’un legs du sculpteur et mécène Jules Cantini à la ville de Marseille au début du Xxème siècle. Cet ancien terrain bastidaire supposé inaliénable a été cédé en 2011 à un entrepreneur industriel spécialisé dans le stockage de containers maritimes. Depuis plusieurs années, des habitants se mobilisent pour défendre ce commun et ces paysages immortalisés par les toiles de Cézanne. Les habitants du quartier l’Estaque Gare-Saint Henri ont de nombreux usages dans ce rare espace naturel entouré par les infrastructures routières, ferroviaires, maritimes et aéroportuaires. Depuis deux ans, des habitant.es se mobilisent pour défendre ce commun à partir des usages riverains s’articulant autour d’enquêtes collectives (écologiques, urbanistiques, patrimoniales….) pour interpeller les institutions publics afin modifier les zonages du Plan local d’Urbanisme (PLU) afin d’éviter l’extension de la zone industrielle et logistique2.
Nous avons passé un moment agréable dans les jardins de l’ancienne villa Miramar. Assis ou allongés sur des nattes, ce moment était propice à la farniente après un repas délicieux préparé par des habitant.es et associations. Un débat en demi-teinte s’est ouvert sur la diversité au sein de notre groupe. Après quelques échanges rugueux, ce moment s’est terminé en musique et chanson. Une façon de vivre en acte la défense des communs comme une occupation sensible, vivante et créative du territoire.
La traversée s’est poursuivie à la lisière de la ville, là où le Massif de la Nerthe a accueilli les grands ensembles de la Castellane et de la Bricade, entrecoupés du reste de la ville par des larges infrastructures routières et ferroviaires. Un chemin rejoint le centre commercial du Grand Littoral où nous avons rencontré des membres de l’association 3.2.1 qui accompagnent des habitantes de La Castellane dans l’écriture d’un journal. Cette initiative s’inscrit dans le projet d’éducation populaire Awannäk qui propose des activités artistiques et ludiques autour de la microédition. Dans le dernier numéro, quelques pages sont consacrées au renouvellement urbain de la Castelanne du point de vue des habitantes : « lors de la première réunion d’information, les responsables de la rénovation nous ont parlé « d’ouverture sur la ville », « d’écologie », du parc et jardin de la Jougarelle, des transports, d’activités culturelles, de santé (…) On y a cru, je me suis investie, dans tous les ateliers, dans toutes les assemblées générales. Mais on s’est aperçu ensuite que c’était surtout pour détourner notre attention de la démolition de la tour K., et des dangers de ces travaux ».
La publication du journal de la Baguette Magique a favorisé un processus d’auto-organisation des habitantes qui s’accompagne aujourd’hui d’une recherche-action mêlant habitantes, associations et chercheurs. Plusieurs initiatives de pédagogie sociale se sont également développées avec la création d’un terrain d’aventure pour se réapproprier l’espace public. Dans le terrain vague en dessous du centre commercial, des affiches avaient été collées sur les grands poteaux de béton tandis que des traces de craies étaient encore visibles sur des gros cailloux à côté des nattes transportées dans des caddies.
Les quartiers nords de Marseille sont marqués par la fragmentation socio-spatiale avec des quartiers d’habitat social, des résidences fermées et des maisons individuelles. Elisabeth Doré a témoigné de ses recherches menées avec Un Centre Ville Pour Tous sur la transformation de ce vaste territoire, en particulier avec la construction de très nombreuses gated communities. Nous avons constaté l’émergence de nouveaux communs urbains créés à l’initiative d’associations et d’habitants dans des terrains en friche, à l’ombre des grandes infrastructures industrielles et commerciales dans des quartiers en pleine rénovation urbaine.
Le phénomène des résidences fermées interroge le mouvement des communs. Comme l’avait déjà remarqué David Harvey « à l’heure actuelle, les riches ont l’habitude de s’enfermer dans des résidences surveillés à l’intérieur desquelles est défini un commun d’exclusion ». Dans quelle mesure le processus d’auto-organisation des habitants peut inverser la tendance ? Pour certain-es, la stratégie consisterait à consolider l’émergence des communs urbains des quartiers nords par des mobilisations en faveur des biens publics (logements sociaux, services médicaux, éducation, services urbains…) en renforçant les mobilisations par les méthodes du community organizing. En effet, «si on veut protéger le commun, il est souvent vital de protéger le flux de biens publics sur lequel reposent les qualités du commun». Est ce que l’arrivée de la nouvelle municipalité du printemps marseillais pourrait constituer une opportunité pour favoriser un nouveau cycle d’organisation et de mobilisation pour élaborer des projets urbains en faveur des communs urbains, des biens publics et le droit à la ville ?
Cette longue traversée du nord de Marseille a illustré l’importance d’élaborer de nouvelles politiques urbaines pour inverser la tendance à la fragmentation du territoire. C’est certainement à cet endroit que les démarches d’éducation populaire, d’auto-organisation et d’organisation collective ont besoin du soutien des experts et chercheurs dans des programmes de recherche-action. Nous parlons bien sûr d’une recherche-action qui dépasse les postures extractivistes de nombreuses recherches académiques sur les quartiers populaires en inventant des tiers espaces qui se positionnent clairement aux côtés des habitants. Ce chantier pourrait se poursuivre par des formations-actions pour renforcer les capacités des habitants à déterminer l’avenir du territoire.
La balade s’est terminée dans le parc Foresta à proximité de Grand Littoral. Des vastes espaces ont été laissés vacants par une ancienne carrière d’argile qui appartenait au Marquis de la Foresta. Malgré le rachat du foncier par le promoteur Xavier Giocanti (marié à Christine Lagarde !), l’instabilité géologique d’un terrain argileux en pente à freiner l’urbanisation du site. Au fil du temps, le lieu est utilisé par les riverains pour des usages familiaux et récréatifs. Depuis cinq ans, l’association Yes We Camp a signé une convention d’occupation temporaire avec le promoteur pour favoriser la création d’activités culturelles et de loisirs. Malgré les nombreuses critiques de cette alliance improbable entre des associations et un promoteur capitaliste, le parc Foresta est envisagé comme un vaste commun urbain au cœur des quartiers Nords. Cette situation n’est pas sans rappeler les droits acquis par des usagers sur des terrains privés dans l’époque pré-moderne. La période de transition qui s’ouvre aujourd’hui pour le parc Foresta déterminera l’avenir de ce lieu qui semble dépendre des capacités d’auto-organisation des habitants et associations face aux intérêts du promoteur privé. Alors que le rapport semble inégal entre le pot de terre et le pot de fer, peut-être que le terrain argileux deviendra un commun au coeur des quartiers nords ?
Photos et Illustration : David Gabriel, CC BY-SA 4.0 et p20 Collectif La Baguette Magique
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A la croisée des communs de Marseille
Restitution non exhaustive du groupe recherche de l’Assemblée des Communs #1
L’Assemblée des Communs de Marseille a été organisée du 12 au 14 novembre 2021 pour partager des expériences, des outils et des stratégies sur les communs. Le programme proposait d’ouvrir des chantiers qui conjuguaient des thématiques (communs fonciers, soin et santé, communs urbains…) et des activités transversales (entraide juridique, financements, recherche, expérimentations…) dans le contexte de l’anthropocène, de la mondialisation entravée et d’une crise sanitaire qui s’installe dans la durée.
Cette rencontre était une évasion bienvenue dans un quotidien rythmé par les restrictions et conséquences des différentes vagues de la pandémie. Le mouvement francophone des communs ne s’était pas réuni physiquement depuis le Commonscamp qui avait déjà eu lieu à Marseille en Janvier 2020. Dans l’intervalle entre les deux évènements, les commoneurs-euses s’étaient activement impliqué.es dans des campagnes de plaidoyer lors des élections municipales, puis suivi.es attentivement les vagues vertes et citoyennes qui ont déferlées dans villages, villes moyennes et métropoles françaises (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille, Tours…). Parmi ces expériences du nouveau municipalisme français, la victoire du Printemps Marseillais a suscité un intérêt particulier du fait de ses liens avec les luttes urbaines et les communs. L’assemblée des communs de Marseille était ainsi l’occasion d’identifier les facteurs internes et externes, favorables et défavorables pour les communs dans ce nouveau contexte politique1.
Ce document propose une restitution non exhaustive du groupe recherche de l’Assemblée des Communs. Il rend compte de deux activités organisés dans deux secteurs différents de la ville : au centre-ville et dans les quartiers nord de Marseille. Il débute par un récit de la visite de l’histoire des luttes de Noailles au musée d’histoire de Marseille autour de l’interrogation « du patrimoine comme commun » et un récit de la balade-atelier intitulé « Le sens de la pente » organisée avec la Coopérative Hôtel du Nord qui a été l’occasion de réfléchir en marchant aux recherches du mouvement des communs.
Rendre compte de ces activités est une tâche délicate. Comment restituer sur le même plan des présentations d’expériences, des débats, des connaissances sur le territoire et autres discussions informelles ? Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons de partager des présentations, des bribes de conversations, des photos, des fragments de documents récoltés, quelques anecdotes personnelles et des premières analyses sur les communs. Cette première esquisse est une contribution à un transect sensible des territoires traversées2.
Les luttes urbaines de Noailles au musée d’histoire de la ville de Marseille
Quelques semaines après le troisième anniversaire des effondrements d’immeubles de la rue d’Aubagne, une visite de l’exposition sur les luttes urbaines de Noailles était organisée au musée d’histoire de la Ville de Marseille dans le cadre de l’Assemblée des Communs. A partir des témoignages du collectif Noailles Debout et de l’Hotel du Nord, l’objectif était de réaliser une micro-enquête collective et contributives sur cette histoire tragique et les mobilisations d’habitants pour réfléchir ensemble au patrimoine comme commun.
Depuis la passerelle extérieure surplombant les ruines de l’ancien port de Marseille, la visite a débuté par une présentation d’une exposition de l’opération Bourse réalisée dans les années 60 par les architectes Boileau et Labourdette pour construire 300 logements et un centre commercial3. Cette vaste opération urbaine d’architecture brutaliste a été effectuée sur une zone laissée vacante après plusieurs vagues successives de démolitions d’immeubles et de terrassements qui se sont succedés entre 1848 et 1911 sans jamais réussir totalement à effacer les usages populaires. Walter Benjamin avait déjà souligné le mépris de ceux qui ont voté la démolition des quartiers de la Bourse « mépris de ceux qui ont construit, de 1913 à aujourd’hui, treize années de ruines lentes ; mépris des décideurs qui laissent pourrir une situation et font d’un projet urbain un abandon humain 4». Le décor est planté : la destruction des quartiers populaires du centre-ville de Marseille est un processus à appréhender dans la longue durée. Nous nous intéresserons particulièrement à la façon dont les mobilisations des habitants ont permis de résister aux démolitions et à la réappropriation d’un patrimoine urbain en commun grâce à la transmission d’une mémoire collective des lieux et des luttes.
Les luttes urbaines de Noailles depuis le 5 Novembre 2018
Le 5 novembre 2018, deux immeubles de la rue d’Aubagne dans le quartier de Noailles à Marseille se sont effondrés causant la mort de huit personnes. Dans la plus grande confusion, plus d’une trentaine d’immeubles sont immédiatement évacués dans le quartier. Dans les semaines et mois qui suivront, plus de 800 immeubles feront l’objet d’un arrêté de péril provoquant le déplacement de plusieurs milliers de Marseillais évacués de leurs logements. Les évènements de la rue d’Aubagne ont exposé au grand jour l’inaction des élus de la ville de Marseille face au logement insalubre et provoqué un déplacement d’habitants d’une ampleur inédite. Les violences invisibles du mal-logement qui existent depuis de très nombreuses années sont devenues visibles. C’est le point de départ de mobilisations d’habitants de grande ampleur qui marqueront un tournant dans l’histoire récente de Marseille.
Le samedi 10 novembre 2018, une marche blanche a rassemblé 10 000 personnes en hommage aux huit victimes. Sur le trajet, un balcon s’est effondré d’un immeuble, suscitant un petit moment de panique dans la foule. Cette manifestation était l’expression de l’indignation des marseillais face au logement insalubre mais aussi le reflet du processus d’auto-organisation des habitants. Une assemblée de quartier « Agora de Noailles » donnera naissance au collectif du 5 Novembre – Noailles en colère « pour défendre les droits des proches des victimes et de tou.tes celles et ceux qui ont été sinistrés, évacué.es, touché.es par ce drame. ». Les effondrements de la rue d’Aubagne vont devenir un sujet médiatique avec de nombreux articles de la presse locale et nationale, des interviews et des milliers de messages postés sur les réseaux sociaux. Parmi les initiatives remarquables, le journal « La Marseillaise » a lancé une grande enquête citoyenne sur l’habitat indigne relayés par des associations Emmaüs Pointe-Rouge, Droit au Logement, le Donut Infolab et la Confédération Nationale du Logement et de nombreux citoyens. En quelques jours le hashtag #balancetontaudis est devenu viral permettant de signaler plusieurs centaines de logements insalubres5.
La semaine suivante, une marche de la colère est organisée en bas de la rue d’Aubagne « pour que les responsables du drame de la rue d’Aubagne et du pourrissement des habitants soient condamnés ! Marseille en deuil, Marseille en Colère ! », suivi le lendemain par un concert de soutien aux sinistrés de Noailles dans la salle du Molotov qui rassemble de nombreux artistes locaux dont Massilia Sound System, K-Rhyme Le Roi, Toko Blaze et bien d’autres. Le 1er décembre une seconde manifestation rassemble de nouveau 10000 personnes lors d’une marche pour le droit à un logement digne pour toutes et tous. Au Vieux Port, le cortège converge avec les gilets jaunes qui participaient à son « Acte 3 » contre la politique gouvernementale. Rassemblés devant l’Hôtel de Ville désigné comme un symbole du pouvoir à renverser, les manifestants ont été dispersés par des grenades lacrymogènes lancées par les forces de police. Dans la plus grande confusion, des petites barricades sont levées sur la Canebière. Alors qu’un cortège s’était reformé dans les petites ruelles du bas de Noailles, les forces de police ont inondé le secteur de gaz en faisant ricocher les grenades sur la façade des immeubles. Zineb Redouane, une habitante de Noailles de 80 ans, est grièvement blessée par des grenades alors qu’elle était en train de fermer les volets de son appartement situé au 4ème étage. Moins d’un mois après le 5 novembre, Noailles était de nouveau endeuillée par un drame suscitant une nouvelle fois la colère des habitant.es.
Déterminés, les habitants vont multiplier les actions contre l’habitat indigne tout au long du mois de décembre 2018. Après l’annulation du conseil municipal du 10 décembre, les élus de la ville de Marseille seront mis sous pression lors du conseil municipal du 20 décembre. Le collectif du 5 Novembre pointe les responsabilités des élus dans le drame de la rue d’Aubagne et plus largement du logement insalubre à Marseille. La gestion de la crise est lamentable. La majorité municipale ne prend même pas le temps de recevoir les familles des victimes et s’enferme dans le déni. L’unique réaction des pouvoirs publics a été de multiplier les arrêtés de péril et d’insalubrité engendrant l’évacuation des milliers de marseillais de leur logement. La colère initiale centrée sur le drame du 5 novembre va se retrouver amplifiée par la gestion lamentable des évacuations d’immeuble et du processus de relogement. Face à la lenteur et le mépris des pouvoirs publics, un formidable mouvement de solidarité s’organise pour soutenir les familles délogées en collectant des vêtements, produits d’hygiènes, repas (…) mais aussi créer des moments de répit pour les familles à travers des moments culturels et conviviaux lors des fêtes de fin d’année.
En quelques semaines, la rue d’Aubagne est ainsi devenue l’épicentre d’un vaste processus d’auto-organisation des habitant.es. En se réappropriant la rue comme lieu d’expression et de mobilisation, les habitants ont fait de la rue d’Aubagne un commun urbain.
Ces mobilisations engendrent une réappropriation des espaces urbains. A Noailles, la petite place Homère devient un lieu de recueil et de rassemblement en hommage aux victimes. Les murs se sont recouverts d’affiches, des messages ont été peints sur les trottoirs et les façades. Des assemblées populaires ont rassemblé des centaines de personnes différentes. L’histoire tragique a donné naissance à des mouvements d’habitants animés d’une rage porteuse d’espoir et d’une volonté d’agir qui s’étend à l’échelle de la ville. Ces mobilisations s’inscrivent dans un temps long et font écho aux premières assemblées populaires de Noailles organisés par le mouvement la Rage du Peuple au début des années 20006.
Au printemps 2019, le relogement des délogés sera au cœur des négociations entre les collectifs et les pouvoirs publics. Alors que les évacuations et démolition se poursuivent, les collectifs réussissent à imposer leurs conditions dans une charte du relogement co-construite par l’Etat, la Ville de Marseille, le Collectif du 5 Novembre – Noailles en Colère, Un Centre ville pour Tous et de nombreux autres partenaires. La charte expose le cadre de mise en place des procédures pour les personnes évacuées (l’insalubrité, le péril, les modalités d’évacuations de logement) ; les dispositifs d’accompagnement des personnes évacuées, la prise en charge de leur hébergement et de leurs besoins élémentaires et la prise en compte du traumatisme psychologique qu’elles subissent, et l’ensemble des étapes vers le relogement définitif. La signature de la charte en Juillet 2019 après de longues négociations marquera une victoire des associations pour la défense des droits des habitant.es impactés7.
La parole collective s’est progressivement structurée pour élargir les revendications du logement à la ville. La publication du « Manifeste pour une Marseille Vivante, Accueillante et Populaire8 » a listé une série de revendications allant de la réquisition des logements vides à la lutte contre spéculation immobilière, mais aussi, exigeant la rénovation des écoles, l’annulation des partenariats publics-privé (…) et la construction d’opération d’urbanisme avec les habitants. La tribune publiée dans le Monde intitulée « Nous sommes tous les enfants de Noailles9» témoigne de ce processus de d’expression collective d’une parole politique. Au bout de six mois de luttes urbaines, les associations signataires du manifeste ont organisé les Etats Généraux de Marseille qui se sont tenus à Air-Bel et la faculté Saint Charles. Plus d’un millier de personnes se sont réunis pour affirmer que « rien n’effacera le malheur de l’effondrement de la rue d’Aubagne, le 5 Novembre 2018. Mais nous avons trouvé l’énergie de nous réunir pour élaborer de quoi non seulement désigner les responsables, mais aussi dessiner un avenir désirable pour Marseille ». Ces États Généraux ont été une première étape dans la construction d’un changement de politique à Marseille qui a précipité la fin du règne de Gaudin et à l’élection du Printemps Marseillais lors des municipales en 2020.
Faire-ensemble une communauté patrimoniale
Le récit que l’on retrouve dans l’exposition que nous avons visité au Musée d’histoire de la ville de Marseille fait écho au processus de création d’un patrimoine en commun par les habitant.es. Au lieu de déléguer à des experts (historien·nes, muséologues, etc…) la responsabilité d’écrire l’histoire, ce sont les habitant·es qui sont au cœur du processus. Faire-ensemble une communauté patrimoniale c’est créer des espaces libérés où le musée devient le lieu où les habitant·es participent à l’écriture de l’Histoire aux cotés des conservateurs du patrimoine.
Si Marseille est une ville où le patrimoine traditionnel a été invisibilisé par une succession de démolitions des quartiers populaires afin d’engendrer une métropole euro -méditerranéenne , on y retrouve néanmoins plusieurs fantômes, plusieurs traumas qui, si l’on se donne la peine de les déplier et de les rendre visibles, peuvent faire patrimoine. Pour cela, il est cependant nécessaire de déconstruire ce que l’on entend par patrimoine: Qu’est-ce qui fait patrimoine? Qui raconte le récit? Comment fabrique-t-on des récits communs? Dans le cas qui nous concerne, le récit commun de Noailles s’est forgé à partir des mobilisations collectives, des marches et initiatives de réappropriation des espaces urbains. Cette forme novatrice de restitution de l’histoire permet, au travers des marches collectives, de créer des liens entre les habitant·es, leur territoire et leurs histoires. C’est au travers de la marche et des rencontres que les perceptions se déconstruisent et que s’effectue une reconstruction des histoires communes et des récits.
Pour Antoine du collectif De Gamma,la mise en œuvre des enquêtes collectives pour réapprendre l’histoire d’un territoire est un puissant levier de transformation et de réappropriation du pouvoir habitant. La mise en place de cette pratique d’enquêtes patrimoniales a été initiée par la conservatrice Christine Breton qui s’est ensuite développée avec la coopérative de l’Hotel du Nord et Noailles Debout. En utilisant le cadre juridique proposé par la convention de Faro, une série d’enquêtes populaires ont été réalisés avec des habitant·es pour faire émerger les histoires du territoire.
Au travers la pratique de la marche à pied, il se développe un fort sentiment d’attachement aux lieux parcourus. Au point que cet attachement se transforme en une force territoriale. En demandant aux habitant·es de raconter leur relation et leur histoire par rapport au territoire, cela permet de mettre en lumière toute la violence historique que le territoire a connu. Dans cette perspective, produire des connaissances sur un territoire sans impliquer ses habitant.e.s est complètement inutile. D’abord parce que la création du savoir doit avant tout permettre de créer et de tisser des liens sociaux. Ensuite, parce que face aux enjeux et défis qui menacent un territoire, les gens qui habitent ce territoire sont les plus à même d’ offrir des solutions concrètes pour prendre soin du territoire:
“ En fait on se rend compte qu’il y a énormément de gens qui sont prêts à prendre soin du territoire et à proposer des solutions collectives qui sont beaucoup moins techniques ou technocratiques que ce que proposent les agences officielles. ”
Pour le collectif Politiques des communs, la convention de Faro peut alors être utilisées comme un outils d’émancipation pour reconnaître et réclamer des communs urbains à l’échelle des municipalités:
“ On a souvent une vision assez restreinte de la culture, comme un ensemble d’objets faits de pierres, de monuments, un patrimoine figé et officiel. Pourtant, la ville et le contexte municipal ne sauraient être définis sans les récits élaborés et partagés au sein des sociétés. C’est à leur contact, en recevant et en transmettant ces récits que la personne devient membre à part entière de la communauté qui l’entoure.
La Convention de Faro est l’un des mécanismes juridiques qui permet de reconnaître les pratiques culturelles comme des manières de déclarer et de réclamer les communs urbains. Elle trace un cadre pour des processus d’émancipation des personnes fondé sur l’exercice des droits culturels. Adoptée et mise en œuvre dans le contexte municipal, elle permet la reconnaissance du patrimoine populaire (architectural, culturel, linguistique, …) et le droit d’en bénéficier et de contribuer à son enrichissement, c’est-à-dire, la capacité de désigner ce qui fait patrimoine pour soi, de prendre part aux choix de sa mise en valeur ou de donner son avis sur l’usage qui en est fait.” (Source)
La démarche de Noailles, pour une réappropriation de l’histoire par et pour les habitant·es, s’inscrit donc dans cette démarche de reconnaissance des communs culturels.
Le patrimoine de Noailles en commun
Réuni autour de la maquette de Noailles réalisée par des étudiant·es en architecture, notre groupe de recherche s’est intéressé au patrimoine en commun de Noailles et à la construction des récits sur les luttes de la rue d’Aubagne. Il apparaît clairement que ces processus d’auto-organisation à Noailles ont produit un nouveau lien entre les habitant·es et les espaces urbains réappropriés favorisant la création des communs urbains. Comme a pu l’écrire David Harvey « par leurs activités et leurs luttes quotidiennes, les individus et groupes sociaux créent le monde social de la ville, et engendrent ainsi quelque chose de commun qui constitue un cadre à l’intérieur duquel ils peuvent tous résider.10 »
Face à l’inaction des pouvoirs publics, les habitant·es se sont réapproprié·es les espaces urbains permettant aujourd’hui d’envisager considérer le patrimoine de Noailles comme un commun. Il s’agit aussi bien du patrimoine urbain, tel que les rues (en premier lieu la rue d’Aubagne), les places et des immeubles (au cœur des enjeux), mais aussi du patrimoine immatériel engendré par la mobilisation collective (récits, images, connaissances…).
Le récit des luttes urbaines de Noailles s’est aujourd’hui fait une place dans le musée d’histoire de la ville de Marseille. La rencontre entre l’association Noailles Debout et la conservatrice Christine Breton a abouti à une exposition d’une collection d’objets en lien avec l’histoire des mobilisations de la rue d’Aubagne lors des journées du patrimoine 2019. Parmi ces objets, « les Chaînes » servant à cadenassées les portes des immeubles en péril ont été remis au conservateur du musée d’histoire de la ville de Marseille.
A l’occasion du premier anniversaire de l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne, les habitant·es ont inauguré la «place du 5 novembre ». Ce baptême de la place a été un moment fort dans la construction d’une mémoire commune et de réappropriation d’un commun urbain. Un livret a été publié pour laisser une trace de cette événement : « En décidant de donner un nom à ce carrefour, nous voulons que cette date reste à jamais inscrite dans la mémoire » (…) « il est le nom de la double place que les Marseillais ont décidé de prendre dans cette histoire pour qu’elle ne se répète plus jamais. Une place d’habitant·es organisé·es à tenir et à revendiquer ; rester dignes face à l’indigne. Une place urbaine et commune à investir et à reprendre : la rue comme le lieu de l’appropriation et de la prise de pouvoir des habitant·es sur l’histoire. » Le nom de la place a depuis été officialisé par la nouvelle municipalité en novembre 2020. Pour Laura Spica de l’association Noailles Debout, l’histoire du 5 novembre 2018, il est important que l’histoire soit écrite avec les personnes qui se trouvaient à proximité du « kilomètre zéro », c’est-à dire le lieu des effondrements.
Le statut de personne affectée par la catastrophe procure une légitimité politique pour s’exprimer sur l’évènement. Cette légitimité vient avec la responsabilité de raconter l’histoire vécue.
Cette mise en récit des évènements a été un moyen de prendre soin des personnes impactées pour essayer de dépasser les chocs et traumatismes. Le récit n’est pas qu’une description des faits ou une analyse de l’action collective des habitant·es, mais aussi un partage des émotions liées au trauma. Une participante a témoigné que cette expérience pouvait faire écho aux pratiques de santé communautaire où les problèmes sont pris en charge par l’ensemble des ressources de la communauté. Il a également été souligné que le partage des émotions s’inscrit dans une longue tradition des luttes féministes.
Malgré la tempête, les habitant·es devaient remonter sur le navire et voir comment ils et elles pouvaient continuer à habiter le quartier. C’est à ce moment que la conservatrice Christine Breton a proposé à chacun·e d’apporter un objet qui leur permettrait de représenter l’évènement du 5 novembre. Cette démarche a constitué un moyen de vivre le trauma collectivement, plutôt qu’individuellement. Apporter un objet à la mémoire de l’évènement permettant d’initier un processus de résilience chez les habitant·es. C’est ainsi que 25 bouts d’histoires ont été rassemblés et exposés dans la rue « du Musée » à Noailles. Un vote a par la suite permis de sélectionner un des objets pour être exposé au musée. L’objet choisi fut une des chaînes qui était utilisée pour sceller les immeubles considérés « à risques ». Il faut savoir que ce sont 800 immeubles qui ont été scellés et desquels les habitant·es ont été expulsés. Encore aujourd’hui, ce sont 5 à 15 immeubles qui sont scellés chaque mois à Marseille.
Prendre place pour prendre soin.
Un espace du musée d’histoire de la Ville de Marseille est aujourd’hui dédié à l’exposition des images, objets et archives des effondrements de la rue d’Aubagne. Au cours de notre atelier, une discussion s’est ouverte sur cette collaboration originale entre habitant·es, conservateurs, associations, artistes et chercheurs sur la mémoire des effondrements du 63 et 65 rue d’Aubagne. À l’initiative de la coopérative de l’Hôtel du Nord, le projet « Prendre place » a été imaginé pour que « les habitant·es organisent leurs archives, écrivent leurs mémoires et transforment leur avenir à travers un processus de patrimonialisation ».
L’exposition propose de considérer les espaces situés au niveau de l’ancien port antique découvert lors de la construction du centre bourse et de la destruction des quartiers populaires, comme le « point-zéro » de la fondation de Marseille. « C’est le point-zéro d’une violence urbaine qui se prolonge jusqu’au kilomètre-zéro de Noailles. C’est aujourd’hui le point-zéro d’une expérience entre habitant·es et institution pour tisser ensemble l’histoire ». Sur le mur du musée, une spirale partage quelques archives, documents et récits qui seront « augmenté au fil des mois, des échanges et figure un patrimoine en mouvement constamment recomposé par le tissage des récits qui nous relient et nous aident à prendre place ». Sur l’un des fragments écrits sur le mur, on peut lire :« La défense du cadre de vie devient prétexte à débuter des récits collectifs. Là où il y a des tensions déclarés ou latentes liées au cadre de vie – destruction d’un habitat social, reconversion d’une ancienne fabrique, abandon d’un site archéologique, privatisation d’une vue, d’usage d’un ruisseau – se constituent des groupes d’habitant·es : amicales de locataires, associations de quartier, regroupement d’entreprises, collectifs d’habitants, élus locaux, artistes… »
Pour Prosper Wanner, la convention Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société permet justement que les habitant·es décident ce qui fait patrimoine pour elles et eux.
Grâce au réseau de la convention Faro11, les luttes de Noailles ont été mises en perspectives avec d’autres expériences à Rome, Lisbonne, Belgrade ou à Casablanca. Tout comme le renforcement des liens avec les chercheurs, les alliances avec les institutions culturelles comme les musées est un enjeu stratégique pour les mouvements d’habitant·es qui agissent pour les communs et le droit à la ville.
L’histoire du quartier de Noailles est à envisager dans un temps long. Les mobilisations des habitant·es ont permis la transmission d’une mémoire collective des lieux. Laura Spica est remonté jusqu’à l’effondrement du point de la rue d’Aubagne le 5 Juillet 1867 qui a causé la mort de plusieurs ouvriers. Il faudrait également de souligner, aux côtés des capacités exceptionnelles des habitant·es de Noailles face à la situation dramatique, le rôle de l’association un Centre Ville pour Tous12 parmi tant d’autres qui a contribué à la circulation de l’histoire des luttes urbaines dans le centre ville de Marseille, de Belzunce à la rue de la République en passant par la Plaine. Les premières assemblées populaires organisées dès 2005 à Noailles par le mouvement la Rage du Peuple s’étaient déjà saisies de la question du logement insalubre et du droit à la ville dans et les conséquences à long terme de l’opération Euromediterrnée sur le centre ville de Marseille. Dans la lignée d’Halbwachs qui a posé les fondements du lien entre la ville et la mémoire collective, un travail complémentaire pourrait être réalisé avec des chercheurs pour restituer et transmettre l’épaisseur de l’histoire de nos quartiers comme contribution au patrimoine en commun.
Perspectives des luttes urbaines à Noailles
Si le soutien matériel aux habitant·es affecté·es par le logement insalubre est une priorité, une nouvelle phase s’ouvre avec les projets de réhabilitation des immeubles insalubres à Noailles comme dans le reste de la ville. Dans le cadre du projet périmètre d’aménagement (PPA), plusieurs îlots ont été identifiés pour réaliser des opérations de réhabilitation exemplaire. Le projet est porté par la Métropole de Marseille, mais la ville de Marseille a la délégation de la concertation pour la mise en œuvre du projet. Tout ce qui concerne le logement insalubre à Noailles est un enjeu politique très important pour la nouvelle municipalité du printemps marseillais qui est attendu au tournant sur ce sujet par les habitant.es.-
A l’automne 2021, des premiers ateliers populaires d’urbanisme ont été organisés sur le périmètre de la déclaration d’utilité publique – réserve foncière (DUP) de la rue d’Aubagne13 1. Ces premières initiatives ne font que démarrer et, à ce jour, les habitant·es ne sont toujours pas officiellement reconnues comme parties prenantes du projet. La mobilisation des habitant·es doit donc se poursuivre pour réussir à imposer des conditions une réelle co-construction du projet urbain afin de défendre le patrimoine de Noailles comme un commun urbain. Bien-sur, les enjeux sont également importants dans les autres quartiers de Marseille qui font l’objet depuis de très nombreuses années d’un processus de transformation urbaine d’ampleur autour du projet Euroméditerranée et des opérations de rénovation urbaine portée par l’ANRU.
Pour poursuivre les mobilisations, la participation des chercheurs·euses est un enjeu stratégique pour apporter un soutien aux mouvements d’habitants mobilisés pour envisager des démarches de co-construction qui s’appuient sur les différents outils juridiques permettant des projets de réhabilitation en faveur des habitants et leur patrimoine commun : de la loi Lamy – qui impose le principe de co-construction dans les projets urbains – à la convention Faro du Conseil de l’Europe en passant par l’émergence de coopératives d’habitants et l’écriture d’une charte des communs, les perspectives sont nombreuses pour la capitale actuelle du mouvement francophone des communs.
Bibliographie et illustrations
Livret Marseille, Place du 5 Novembre, collectif, mise en image par Lénaïg Le Touze, texte de Serge Valletti
Karine Bonjour, Rue d’Aubagne, Récit d’une rupture, Ed. Parenthèses
Illustration : David Gabriel, CC BY-SA 4.0 et photo p5 de Lewisiscrazy, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
Cite As
David Gabriel (2023). A la croisée des communs de Marseille. In Next Planning. Retrieved from https://nextplanning.pubpub.org/pub/communs-urbains-marseille
Une ferme urbaine à la Villeneuve ?
Le terrain où s’installera la ferme urbaine, en face d’Alpexpo, à Grenoble. (photo : Agathe Legrand)
Source : Agathe Legrand, https://www.lecrieur.net/une-ferme-urbaine-a-la-villeneuve (CC-BY-NC-SA 2014-2022 Le Crieur de la Villeneuve)
En avril 2021, le projet de ferme urbaine du Collectif autonomie alimentaire a été retenu lors de l’appel à projet « Quartiers fertiles » de l’Anru.
Le terrain, entre le parking d’Alpexpo et le terrain de football du gymnase Jean Vilar, à Échirolles, est sauvage. Les herbes hautes arrivent au milieu des mollets et seul un petit passage en terre battue permet de se frayer un chemin pour faire le tour des 15 000 m². Dès l’automne prochain, cette friche sera remplacée par une ferme. Pas de veau, vache ou cochon, mais des fruits et des légumes, cultivés en maraîchage bio intensif, auxquels les habitants des Villeneuves de Grenoble et d’Échirolles auront accès, à condition de mettre la main à la pâte. C’est le Collectif autonomie alimentaire, association grenobloise, qui a lancé ce projet de ferme urbaine.
L’idée n’est pas nouvelle : le collectif, créé en 2016, avait déjà fait une proposition similaire en 2018, sans succès, lors d’un appel à candidatures de la ville de Grenoble. En juin 2020, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru) lance son appel à projets « Quartiers fertiles » sur l’agriculture urbaine ; cela fait rejaillir l’idée de ferme urbaine. Le Collectif autonomie alimentaire s’associe alors avec la Régie de quartier et d’autres associations du quartier pour proposer une première version de la ferme, qui est rejetée, faute de terrain. Les villes de Grenoble, d’Échirolles et d’Eybens ainsi que la métropole se joignent alors au projet. Le terrain est finalement trouvé à Grenoble, à proximité d’Alpexpo, et le projet retenu par l’Anru. L’Agence apportera une subvention de 350 000 € (50 % du budget) sur trois ans.
Le choix du quartier de la Villeneuve pour l’implantation de cette ferme urbaine coopérative n’est pas anodin ; « Dès 2013, lors d’une réunion, les habitants avaient souhaité avoir des jardins partagés et, à terme, une ferme urbaine à la Villeneuve. Ils voulaient un projet en avance sur son temps d’un point de vue environnemental. », rappelle David Bodinier, parmi les fondateurs de Next Planning, une association qui organise des ateliers participatifs sur les politiques d’urbanisme du quartier.
Des champs de poireaux en ville ?
Concrètement, à quoi ressemblera cette ferme ? Des serres et quelques bâtiments seront construits mais « pour l’instant, nous devons encore réfléchir à l’aménagement et à la manière de mobiliser les habitants sur la ferme. », résume Brigitte Neyton, présidente du Collectif autonomie alimentaire. Car la ferme urbaine de la Villeneuve sera coopérative : 60 familles seront invitées à venir aider les deux agriculteurs salariés. En échange, ces volontaires auront accès à un panier de fruits et légumes par semaine à un prix que le Collectif souhaite le plus bas possible. « À terme, nous aimerions faire participer 100 familles. », espère Brigitte Neyton.
L’ambition du Collectif autonomie alimentaire est de créer une alimentation saine et accessible à tous. L’association a d’ailleurs réalisé « différentes animations à la Villeneuve au cours de ces dernières années », complète Brigitte Neyton. « Les habitants nous disent qu’ils savent manger, mais qu’ils sont privés de la capacité de se nourrir, en ville, à cause du manque d’espace pour cultiver. La ferme urbaine sera un espace expérimental car elle ne concernera que 60 familles sur les milliers du quartier mais permettra de réfléchir à la question de comment se nourrir en ville. », ajoute-t-elle. Reste désormais à savoir comment la ferme urbaine évoluera d’ici son installation dans quelques mois et si les habitants de la Villeneuve seront au rendez-vous pour cette initiative.