A la croisée des communs de Marseille

Restitution non exhaustive du groupe recherche de l’Assemblée des Communs #1

L’Assemblée des Communs de Marseille a été organisée du 12 au 14 novembre 2021 pour partager des expériences, des outils et des stratégies sur les communs. Le programme proposait d’ouvrir des chantiers qui conjuguaient des thématiques (communs fonciers, soin et santé, communs urbains…) et des activités transversales (entraide juridique, financements, recherche, expérimentations…) dans le contexte de l’anthropocène, de la mondialisation entravée et d’une crise sanitaire qui s’installe dans la durée.

Cette rencontre était une évasion bienvenue dans un quotidien rythmé par les restrictions et conséquences des différentes vagues de la pandémie. Le mouvement francophone des communs ne s’était pas réuni physiquement depuis le Commonscamp qui avait déjà eu lieu à Marseille en Janvier 2020. Dans l’intervalle entre les deux évènements, les commoneurs-euses s’étaient activement impliqué.es dans des campagnes de plaidoyer lors des élections municipales, puis suivi.es attentivement les vagues vertes et citoyennes qui ont déferlées dans villages, villes moyennes et métropoles françaises (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille, Tours…). Parmi ces expériences du nouveau municipalisme français, la victoire du Printemps Marseillais a suscité un intérêt particulier du fait de ses liens avec les luttes urbaines et les communs. L’assemblée des communs de Marseille était ainsi l’occasion d’identifier les facteurs internes et externes, favorables et défavorables pour les communs dans ce nouveau contexte politique1.

Ce document propose une restitution non exhaustive du groupe recherche de l’Assemblée des Communs. Il rend compte de deux activités organisés dans deux secteurs différents de la ville : au centre-ville et dans les quartiers nord de Marseille. Il débute par un récit de la visite de l’histoire des luttes de Noailles au musée d’histoire de Marseille autour de l’interrogation « du patrimoine comme commun » et un récit de la balade-atelier intitulé « Le sens de la pente » organisée avec la Coopérative Hôtel du Nord qui a été l’occasion de réfléchir en marchant aux recherches du mouvement des communs.

Rendre compte de ces activités est une tâche délicate. Comment restituer sur le même plan des présentations d’expériences, des débats, des connaissances sur le territoire et autres discussions informelles ? Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons de partager des présentations, des bribes de conversations, des photos, des fragments de documents récoltés, quelques anecdotes personnelles et des premières analyses sur les communs. Cette première esquisse est une contribution à un transect sensible des territoires traversées2.

Les luttes urbaines de Noailles au musée d’histoire de la ville de Marseille

Quelques semaines après le troisième anniversaire des effondrements d’immeubles de la rue d’Aubagne, une visite de l’exposition sur les luttes urbaines de Noailles était organisée au musée d’histoire de la Ville de Marseille dans le cadre de l’Assemblée des Communs. A partir des témoignages du collectif Noailles Debout et de l’Hotel du Nord, l’objectif était de réaliser une micro-enquête collective et contributives sur cette histoire tragique et les mobilisations d’habitants pour réfléchir ensemble au patrimoine comme commun.

Depuis la passerelle extérieure surplombant les ruines de l’ancien port de Marseille, la visite a débuté par une présentation d’une exposition de l’opération Bourse réalisée dans les années 60 par les architectes Boileau et Labourdette pour construire 300 logements et un centre commercial3. Cette vaste opération urbaine d’architecture brutaliste a été effectuée sur une zone laissée vacante après plusieurs vagues successives de démolitions d’immeubles et de terrassements qui se sont succedés entre 1848 et 1911 sans jamais réussir totalement à effacer les usages populaires. Walter Benjamin avait déjà souligné le mépris de ceux qui ont voté la démolition des quartiers de la Bourse « mépris de ceux qui ont construit, de 1913 à aujourd’hui, treize années de ruines lentes ; mépris des décideurs qui laissent pourrir une situation et font d’un projet urbain un abandon humain 4». Le décor est planté : la destruction des quartiers populaires du centre-ville de Marseille est un processus à appréhender dans la longue durée. Nous nous intéresserons particulièrement à la façon dont les mobilisations des habitants ont permis de résister aux démolitions et à la réappropriation d’un patrimoine urbain en commun grâce à la transmission d’une mémoire collective des lieux et des luttes.

Les luttes urbaines de Noailles depuis le 5 Novembre 2018

Le 5 novembre 2018, deux immeubles de la rue d’Aubagne dans le quartier de Noailles à Marseille se sont effondrés causant la mort de huit personnes. Dans la plus grande confusion, plus d’une trentaine d’immeubles sont immédiatement évacués dans le quartier. Dans les semaines et mois qui suivront, plus de 800 immeubles feront l’objet d’un arrêté de péril provoquant le déplacement de plusieurs milliers de Marseillais évacués de leurs logements. Les évènements de la rue d’Aubagne ont exposé au grand jour l’inaction des élus de la ville de Marseille face au logement insalubre et provoqué un déplacement d’habitants d’une ampleur inédite. Les violences invisibles du mal-logement qui existent depuis de très nombreuses années sont devenues visibles. C’est le point de départ de mobilisations d’habitants de grande ampleur qui marqueront un tournant dans l’histoire récente de Marseille.

Le samedi 10 novembre 2018, une marche blanche a rassemblé 10 000 personnes en hommage aux huit victimes. Sur le trajet, un balcon s’est effondré d’un immeuble, suscitant un petit moment de panique dans la foule. Cette manifestation était l’expression de l’indignation des marseillais face au logement insalubre mais aussi le reflet du processus d’auto-organisation des habitants. Une assemblée de quartier « Agora de Noailles » donnera naissance au collectif du 5 Novembre – Noailles en colère « pour défendre les droits des proches des victimes et de tou.tes celles et ceux qui ont été sinistrés, évacué.es, touché.es par ce drame. ». Les effondrements de la rue d’Aubagne vont devenir un sujet médiatique avec de nombreux articles de la presse locale et nationale, des interviews et des milliers de messages postés sur les réseaux sociaux. Parmi les initiatives remarquables, le journal « La Marseillaise » a lancé une grande enquête citoyenne sur l’habitat indigne relayés par des associations Emmaüs Pointe-Rouge, Droit au Logement, le Donut Infolab et la Confédération Nationale du Logement et de nombreux citoyens. En quelques jours le hashtag #balancetontaudis est devenu viral permettant de signaler plusieurs centaines de logements insalubres5.

La semaine suivante, une marche de la colère est organisée en bas de la rue d’Aubagne « pour que les responsables du drame de la rue d’Aubagne et du pourrissement des habitants soient condamnés ! Marseille en deuil, Marseille en Colère ! », suivi le lendemain par un concert de soutien aux sinistrés de Noailles dans la salle du Molotov qui rassemble de nombreux artistes locaux dont Massilia Sound System, K-Rhyme Le Roi, Toko Blaze et bien d’autres. Le 1er décembre une seconde manifestation rassemble de nouveau 10000 personnes lors d’une marche pour le droit à un logement digne pour toutes et tous. Au Vieux Port, le cortège converge avec les gilets jaunes qui participaient à son « Acte 3 » contre la politique gouvernementale. Rassemblés devant l’Hôtel de Ville désigné comme un symbole du pouvoir à renverser, les manifestants ont été dispersés par des grenades lacrymogènes lancées par les forces de police. Dans la plus grande confusion, des petites barricades sont levées sur la Canebière. Alors qu’un cortège s’était reformé dans les petites ruelles du bas de Noailles, les forces de police ont inondé le secteur de gaz en faisant ricocher les grenades sur la façade des immeubles. Zineb Redouane, une habitante de Noailles de 80 ans, est grièvement blessée par des grenades alors qu’elle était en train de fermer les volets de son appartement situé au 4ème étage. Moins d’un mois après le 5 novembre, Noailles était de nouveau endeuillée par un drame suscitant une nouvelle fois la colère des habitant.es.

Déterminés, les habitants vont multiplier les actions contre l’habitat indigne tout au long du mois de décembre 2018. Après l’annulation du conseil municipal du 10 décembre, les élus de la ville de Marseille seront mis sous pression lors du conseil municipal du 20 décembre. Le collectif du 5 Novembre pointe les responsabilités des élus dans le drame de la rue d’Aubagne et plus largement du logement insalubre à Marseille. La gestion de la crise est lamentable. La majorité municipale ne prend même pas le temps de recevoir les familles des victimes et s’enferme dans le déni. L’unique réaction des pouvoirs publics a été de multiplier les arrêtés de péril et d’insalubrité engendrant l’évacuation des milliers de marseillais de leur logement. La colère initiale centrée sur le drame du 5 novembre va se retrouver amplifiée par la gestion lamentable des évacuations d’immeuble et du processus de relogement. Face à la lenteur et le mépris des pouvoirs publics, un formidable mouvement de solidarité s’organise pour soutenir les familles délogées en collectant des vêtements, produits d’hygiènes, repas (…) mais aussi créer des moments de répit pour les familles à travers des moments culturels et conviviaux lors des fêtes de fin d’année.

En quelques semaines, la rue d’Aubagne est ainsi devenue l’épicentre d’un vaste processus d’auto-organisation des habitant.es. En se réappropriant la rue comme lieu d’expression et de mobilisation, les habitants ont fait de la rue d’Aubagne un commun urbain.

Ces mobilisations engendrent une réappropriation des espaces urbains. A Noailles, la petite place Homère devient un lieu de recueil et de rassemblement en hommage aux victimes. Les murs se sont recouverts d’affiches, des messages ont été peints sur les trottoirs et les façades. Des assemblées populaires ont rassemblé des centaines de personnes différentes. L’histoire tragique a donné naissance à des mouvements d’habitants animés d’une rage porteuse d’espoir et d’une volonté d’agir qui s’étend à l’échelle de la ville. Ces mobilisations s’inscrivent dans un temps long et font écho aux premières assemblées populaires de Noailles organisés par le mouvement la Rage du Peuple au début des années 20006.

Au printemps 2019, le relogement des délogés sera au cœur des négociations entre les collectifs et les pouvoirs publics. Alors que les évacuations et démolition se poursuivent, les collectifs réussissent à imposer leurs conditions dans une charte du relogement co-construite par l’Etat, la Ville de Marseille, le Collectif du 5 Novembre – Noailles en Colère, Un Centre ville pour Tous et de nombreux autres partenaires. La charte expose le cadre de mise en place des procédures pour les personnes évacuées (l’insalubrité, le péril, les modalités d’évacuations de logement) ; les dispositifs d’accompagnement des personnes évacuées, la prise en charge de leur hébergement et de leurs besoins élémentaires et la prise en compte du traumatisme psychologique qu’elles subissent, et l’ensemble des étapes vers le relogement définitif. La signature de la charte en Juillet 2019 après de longues négociations marquera une victoire des associations pour la défense des droits des habitant.es impactés7.

La parole collective s’est progressivement structurée pour élargir les revendications du logement à la ville. La publication du « Manifeste pour une Marseille Vivante, Accueillante et Populaire8 » a listé une série de revendications allant de la réquisition des logements vides à la lutte contre spéculation immobilière, mais aussi, exigeant la rénovation des écoles, l’annulation des partenariats publics-privé (…) et la construction d’opération d’urbanisme avec les habitants. La tribune publiée dans le Monde intitulée « Nous sommes tous les enfants de Noailles9» témoigne de ce processus de d’expression collective d’une parole politique. Au bout de six mois de luttes urbaines, les associations signataires du manifeste ont organisé les Etats Généraux de Marseille qui se sont tenus à Air-Bel et la faculté Saint Charles. Plus d’un millier de personnes se sont réunis pour affirmer que « rien n’effacera le malheur de l’effondrement de la rue d’Aubagne, le 5 Novembre 2018. Mais nous avons trouvé l’énergie de nous réunir pour élaborer de quoi non seulement désigner les responsables, mais aussi dessiner un avenir désirable pour Marseille ». Ces États Généraux ont été une première étape dans la construction d’un changement de politique à Marseille qui a précipité la fin du règne de Gaudin et à l’élection du Printemps Marseillais lors des municipales en 2020.

Faire-ensemble une communauté patrimoniale

Le récit que l’on retrouve dans l’exposition que nous avons visité au Musée d’histoire de la ville de Marseille fait écho au processus de création d’un patrimoine en commun par les habitant.es. Au lieu de déléguer à des experts (historien·nes, muséologues, etc…) la responsabilité d’écrire l’histoire, ce sont les habitant·es qui sont au cœur du processus. Faire-ensemble une communauté patrimoniale c’est créer des espaces libérés où le musée devient le lieu où les habitant·es participent à l’écriture de l’Histoire aux cotés des conservateurs du patrimoine.

Si Marseille est une ville où le patrimoine traditionnel a été invisibilisé par une succession de démolitions des quartiers populaires afin d’engendrer une métropole euro -méditerranéenne , on y retrouve néanmoins plusieurs fantômes, plusieurs traumas qui, si l’on se donne la peine de les déplier et de les rendre visibles, peuvent faire patrimoine. Pour cela, il est cependant nécessaire de déconstruire ce que l’on entend par patrimoine: Qu’est-ce qui fait patrimoine? Qui raconte le récit? Comment fabrique-t-on des récits communs? Dans le cas qui nous concerne, le récit commun de Noailles s’est forgé à partir des mobilisations collectives, des marches et initiatives de réappropriation des espaces urbains. Cette forme novatrice de restitution de l’histoire permet, au travers des marches collectives, de créer des liens entre les habitant·es, leur territoire et leurs histoires. C’est au travers de la marche et des rencontres que les perceptions se déconstruisent et que s’effectue une reconstruction des histoires communes et des récits.

Pour Antoine du collectif De Gamma,la mise en œuvre des enquêtes collectives pour réapprendre l’histoire d’un territoire est un puissant levier de transformation et de réappropriation du pouvoir habitant. La mise en place de cette pratique d’enquêtes patrimoniales a été initiée par la conservatrice Christine Breton qui s’est ensuite développée avec la coopérative de l’Hotel du Nord et Noailles Debout. En utilisant le cadre juridique proposé par la convention de Faro, une série d’enquêtes populaires ont été réalisés avec des habitant·es pour faire émerger les histoires du territoire.

Au travers la pratique de la marche à pied, il se développe un fort sentiment d’attachement aux lieux parcourus. Au point que cet attachement se transforme en une force territoriale. En demandant aux habitant·es de raconter leur relation et leur histoire par rapport au territoire, cela permet de mettre en lumière toute la violence historique que le territoire a connu. Dans cette perspective, produire des connaissances sur un territoire sans impliquer ses habitant.e.s est complètement inutile. D’abord parce que la création du savoir doit avant tout permettre de créer et de tisser des liens sociaux. Ensuite, parce que face aux enjeux et défis qui menacent un territoire, les gens qui habitent ce territoire sont les plus à même d’ offrir des solutions concrètes pour prendre soin du territoire:

“ En fait on se rend compte qu’il y a énormément de gens qui sont prêts à prendre soin du territoire et à proposer des solutions collectives qui sont beaucoup moins techniques ou technocratiques que ce que proposent les agences officielles. ”

Pour le collectif Politiques des communs, la convention de Faro peut alors être utilisées comme un outils d’émancipation pour reconnaître et réclamer des communs urbains à l’échelle des municipalités:

“ On a souvent une vision assez restreinte de la culture, comme un ensemble d’objets faits de pierres, de monuments, un patrimoine figé et officiel. Pourtant, la ville et le contexte municipal ne sauraient être définis sans les récits élaborés et partagés au sein des sociétés. C’est à leur contact, en recevant et en transmettant ces récits que la personne devient membre à part entière de la communauté qui l’entoure.

La Convention de Faro est l’un des mécanismes juridiques qui permet de reconnaître les pratiques culturelles comme des manières de déclarer et de réclamer les communs urbains. Elle trace un cadre pour des processus d’émancipation des personnes fondé sur l’exercice des droits culturels. Adoptée et mise en œuvre dans le contexte municipal, elle permet la reconnaissance du patrimoine populaire (architectural, culturel, linguistique, …) et le droit d’en bénéficier et de contribuer à son enrichissement, c’est-à-dire, la capacité de désigner ce qui fait patrimoine pour soi, de prendre part aux choix de sa mise en valeur ou de donner son avis sur l’usage qui en est fait.” (Source)

La démarche de Noailles, pour une réappropriation de l’histoire par et pour les habitant·es, s’inscrit donc dans cette démarche de reconnaissance des communs culturels.

Le patrimoine de Noailles en commun

Réuni autour de la maquette de Noailles réalisée par des étudiant·es en architecture, notre groupe de recherche s’est intéressé au patrimoine en commun de Noailles et à la construction des récits sur les luttes de la rue d’Aubagne. Il apparaît clairement que ces processus d’auto-organisation à Noailles ont produit un nouveau lien entre les habitant·es et les espaces urbains réappropriés favorisant la création des communs urbains. Comme a pu l’écrire David Harvey « par leurs activités et leurs luttes quotidiennes, les individus et groupes sociaux créent le monde social de la ville, et engendrent ainsi quelque chose de commun qui constitue un cadre à l’intérieur duquel ils peuvent tous résider.10 »

Face à l’inaction des pouvoirs publics, les habitant·es se sont réapproprié·es les espaces urbains permettant aujourd’hui d’envisager considérer le patrimoine de Noailles comme un commun. Il s’agit aussi bien du patrimoine urbain, tel que les rues (en premier lieu la rue d’Aubagne), les places et des immeubles (au cœur des enjeux), mais aussi du patrimoine immatériel engendré par la mobilisation collective (récits, images, connaissances…).

Le récit des luttes urbaines de Noailles s’est aujourd’hui fait une place dans le musée d’histoire de la ville de Marseille. La rencontre entre l’association Noailles Debout et la conservatrice Christine Breton a abouti à une exposition d’une collection d’objets en lien avec l’histoire des mobilisations de la rue d’Aubagne lors des journées du patrimoine 2019. Parmi ces objets, « les Chaînes » servant à cadenassées les portes des immeubles en péril ont été remis au conservateur du musée d’histoire de la ville de Marseille.

A l’occasion du premier anniversaire de l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne, les habitant·es ont inauguré la «place du 5 novembre ». Ce baptême de la place a été un moment fort dans la construction d’une mémoire commune et de réappropriation d’un commun urbain. Un livret a été publié pour laisser une trace de cette événement : « En décidant de donner un nom à ce carrefour, nous voulons que cette date reste à jamais inscrite dans la mémoire » (…) « il est le nom de la double place que les Marseillais ont décidé de prendre dans cette histoire pour qu’elle ne se répète plus jamais. Une place d’habitant·es organisé·es à tenir et à revendiquer ; rester dignes face à l’indigne. Une place urbaine et commune à investir et à reprendre : la rue comme le lieu de l’appropriation et de la prise de pouvoir des habitant·es sur l’histoire. » Le nom de la place a depuis été officialisé par la nouvelle municipalité en novembre 2020. Pour Laura Spica de l’association Noailles Debout, l’histoire du 5 novembre 2018, il est important que l’histoire soit écrite avec les personnes qui se trouvaient à proximité du « kilomètre zéro », c’est-à dire le lieu des effondrements.

Le statut de personne affectée par la catastrophe procure une légitimité politique pour s’exprimer sur l’évènement. Cette légitimité vient avec la responsabilité de raconter l’histoire vécue.

Cette mise en récit des évènements a été un moyen de prendre soin des personnes impactées pour essayer de dépasser les chocs et traumatismes. Le récit n’est pas qu’une description des faits ou une analyse de l’action collective des habitant·es, mais aussi un partage des émotions liées au trauma. Une participante a témoigné que cette expérience pouvait faire écho aux pratiques de santé communautaire où les problèmes sont pris en charge par l’ensemble des ressources de la communauté. Il a également été souligné que le partage des émotions s’inscrit dans une longue tradition des luttes féministes.

Malgré la tempête, les habitant·es devaient remonter sur le navire et voir comment ils et elles pouvaient continuer à habiter le quartier. C’est à ce moment que la conservatrice Christine Breton a proposé à chacun·e d’apporter un objet qui leur permettrait de représenter l’évènement du 5 novembre. Cette démarche a constitué un moyen de vivre le trauma collectivement, plutôt qu’individuellement. Apporter un objet à la mémoire de l’évènement permettant d’initier un processus de résilience chez les habitant·es. C’est ainsi que 25 bouts d’histoires ont été rassemblés et exposés dans la rue « du Musée » à Noailles. Un vote a par la suite permis de sélectionner un des objets pour être exposé au musée. L’objet choisi fut une des chaînes qui était utilisée pour sceller les immeubles considérés « à risques ». Il faut savoir que ce sont 800 immeubles qui ont été scellés et desquels les habitant·es ont été expulsés. Encore aujourd’hui, ce sont 5 à 15 immeubles qui sont scellés chaque mois à Marseille.

Prendre place pour prendre soin.

Un espace du musée d’histoire de la Ville de Marseille est aujourd’hui dédié à l’exposition des images, objets et archives des effondrements de la rue d’Aubagne. Au cours de notre atelier, une discussion s’est ouverte sur cette collaboration originale entre habitant·es, conservateurs, associations, artistes et chercheurs sur la mémoire des effondrements du 63 et 65 rue d’Aubagne. À l’initiative de la coopérative de l’Hôtel du Nord, le projet « Prendre place » a été imaginé pour que « les habitant·es organisent leurs archives, écrivent leurs mémoires et transforment leur avenir à travers un processus de patrimonialisation ».

L’exposition propose de considérer les espaces situés au niveau de l’ancien port antique découvert lors de la construction du centre bourse et de la destruction des quartiers populaires, comme le « point-zéro » de la fondation de Marseille. « C’est le point-zéro d’une violence urbaine qui se prolonge jusqu’au kilomètre-zéro de Noailles. C’est aujourd’hui le point-zéro d’une expérience entre habitant·es et institution pour tisser ensemble l’histoire ». Sur le mur du musée, une spirale partage quelques archives, documents et récits qui seront « augmenté au fil des mois, des échanges et figure un patrimoine en mouvement constamment recomposé par le tissage des récits qui nous relient et nous aident à prendre place ». Sur l’un des fragments écrits sur le mur, on peut lire :« La défense du cadre de vie devient prétexte à débuter des récits collectifs. Là où il y a des tensions déclarés ou latentes liées au cadre de vie – destruction d’un habitat social, reconversion d’une ancienne fabrique, abandon d’un site archéologique, privatisation d’une vue, d’usage d’un ruisseau – se constituent des groupes d’habitant·es : amicales de locataires, associations de quartier, regroupement d’entreprises, collectifs d’habitants, élus locaux, artistes… »

Pour Prosper Wanner, la convention Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société permet justement que les habitant·es décident ce qui fait patrimoine pour elles et eux.

Grâce au réseau de la convention Faro11, les luttes de Noailles ont été mises en perspectives avec d’autres expériences à Rome, Lisbonne, Belgrade ou à Casablanca. Tout comme le renforcement des liens avec les chercheurs, les alliances avec les institutions culturelles comme les musées est un enjeu stratégique pour les mouvements d’habitant·es qui agissent pour les communs et le droit à la ville.

L’histoire du quartier de Noailles est à envisager dans un temps long. Les mobilisations des habitant·es ont permis la transmission d’une mémoire collective des lieux. Laura Spica est remonté jusqu’à l’effondrement du point de la rue d’Aubagne le 5 Juillet 1867 qui a causé la mort de plusieurs ouvriers. Il faudrait également de souligner, aux côtés des capacités exceptionnelles des habitant·es de Noailles face à la situation dramatique, le rôle de l’association un Centre Ville pour Tous12 parmi tant d’autres qui a contribué à la circulation de l’histoire des luttes urbaines dans le centre ville de Marseille, de Belzunce à la rue de la République en passant par la Plaine. Les premières assemblées populaires organisées dès 2005 à Noailles par le mouvement la Rage du Peuple s’étaient déjà saisies de la question du logement insalubre et du droit à la ville dans et les conséquences à long terme de l’opération Euromediterrnée sur le centre ville de Marseille. Dans la lignée d’Halbwachs qui a posé les fondements du lien entre la ville et la mémoire collective, un travail complémentaire pourrait être réalisé avec des chercheurs pour restituer et transmettre l’épaisseur de l’histoire de nos quartiers comme contribution au patrimoine en commun.

Perspectives des luttes urbaines à Noailles

Si le soutien matériel aux habitant·es affecté·es par le logement insalubre est une priorité, une nouvelle phase s’ouvre avec les projets de réhabilitation des immeubles insalubres à Noailles comme dans le reste de la ville. Dans le cadre du projet périmètre d’aménagement (PPA), plusieurs îlots ont été identifiés pour réaliser des opérations de réhabilitation exemplaire. Le projet est porté par la Métropole de Marseille, mais la ville de Marseille a la délégation de la concertation pour la mise en œuvre du projet. Tout ce qui concerne le logement insalubre à Noailles est un enjeu politique très important pour la nouvelle municipalité du printemps marseillais qui est attendu au tournant sur ce sujet par les habitant.es.-

A l’automne 2021, des premiers ateliers populaires d’urbanisme ont été organisés sur le périmètre de la déclaration d’utilité publique – réserve foncière (DUP) de la rue d’Aubagne13 1. Ces premières initiatives ne font que démarrer et, à ce jour, les habitant·es ne sont toujours pas officiellement reconnues comme parties prenantes du projet. La mobilisation des habitant·es doit donc se poursuivre pour réussir à imposer des conditions une réelle co-construction du projet urbain afin de défendre le patrimoine de Noailles comme un commun urbain. Bien-sur, les enjeux sont également importants dans les autres quartiers de Marseille qui font l’objet depuis de très nombreuses années d’un processus de transformation urbaine d’ampleur autour du projet Euroméditerranée et des opérations de rénovation urbaine portée par l’ANRU.

Pour poursuivre les mobilisations, la participation des chercheurs·euses est un enjeu stratégique pour apporter un soutien aux mouvements d’habitants mobilisés pour envisager des démarches de co-construction qui s’appuient sur les différents outils juridiques permettant des projets de réhabilitation en faveur des habitants et leur patrimoine commun : de la loi Lamy – qui impose le principe de co-construction dans les projets urbains – à la convention Faro du Conseil de l’Europe en passant par l’émergence de coopératives d’habitants et l’écriture d’une charte des communs, les perspectives sont nombreuses pour la capitale actuelle du mouvement francophone des communs.

Bibliographie et illustrations

Livret Marseille, Place du 5 Novembre, collectif, mise en image par Lénaïg Le Touze, texte de Serge Valletti

Karine Bonjour, Rue d’Aubagne, Récit d’une rupture, Ed. Parenthèses

Illustration : David Gabriel, CC BY-SA 4.0 et photo p5 de Lewisiscrazy, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Cite As

David Gabriel (2023). A la croisée des communs de Marseille. In Next Planning. Retrieved from https://nextplanning.pubpub.org/pub/communs-urbains-marseille