Le second jour de l’Assemblée des Communs, une longue traversée du nord de Marseille était prévue à la rencontre de lieux et d’initiatives qui participent à la défense et le développement de communs dans le territoire. Dès le trajet en bus entre les quartiers de la Joliette et de l’Estaque, nous avons observé la coupure qui existe entre la ville et la façade maritime au nord de la Ville. Sur plusieurs kilomètres, les quartiers sont coupés de la mer par le port autonome et l’autoroute A55. Tout au long de la journée, nous avons traversé des vastes zones où sont juxtaposés des habitations, des infrastructures économiques, portuaires, logistiques et commerciales et des terrains en friches réappropriés par les habitant.es permettant l’émergence de communs urbains dans cette vaste zone caractérisé par la fragmentation socio-spatiale de la métropole.
La balade a débuté à l’Estaque, un quartier situé au nord-ouest de Marseille au pied du massif de la Nerthe et de la zone littorale du bassin de Séon. Ce littoral e marqué par plusieurs vagues d’industrialisation au XIXème et surtout au Xxème siècle qui a profondément transformé le paysage et engendré d’importantes pollutions (en particulier les carrières des Riaux et de la Caudelette). Le port de lave sert à l’appareillage de petits bateaux, d’atelier de déconstruction, de parking, de lieu de pêche et de balade. C’est là qu’un tiers-lieu maritime Thalassanté s’est installé depuis 21 ans pour défendre un accès à la mer pour tous. Composé de conteneurs aménagés en atelier, bar et bibliothèque (…), son agencement a généré des petits espaces communs, des terrasses où l’on peut admirer le golfe de Marseille et une petite place centrale où sont entreposés quelques bateaux. Ce lieu est aujourd’hui menacé d’expulsion alors qu’il favorise des usages populaires du bord de mer dans une zone exclusivement dédiée aux activités du port autonome.
Des habitants ont témoigné de l’ampleur des défis pour les communs à l’époque de l’anthropocène. Les communs sont situées à différentes échelles : le tiers-lieu, le port de la lave, l’Estaque, le massif de la Nerthe (…) et la propriété foncière est divisée entre des grands acteurs privés et publics, avec des scènes de négociation dans les instances opaques du Grand port maritime de Marseille. Un scénario pro-commun serait de renforcer les usages actuels créant une dynamique collective pour élaborer un projet d’aménagement alternatif qui défendent les communs, la biodiversité, le droit à la ville et les usages populaires du littoral dans les documents de planification urbaine et territoriale (PLUI, PADD…). Si le rapport de force est suffisant, des négociations avec le printemps marseillais viserait à transformer les politiques urbaines locales qui projettent à moyen terme une mutation urbaine du secteur avec l’installation d’équipements culturels et touristiques favorisant des programmes immobiliers. Pour éviter une gentrification grimpante, le plan d’aménagement des espaces publics devra être accompagné par une régulation du logement avec un taux de logement social et des coopératives d’auto-réhabilitation. La question épineuse des pollutions de la colline de la Nerthe pourrait être envisagé sous l’angle des « communs négatifs ». En suivant la proposition d’Alexandre Monnin et de Lionel Maurel, il s’agirait de bâtir de nouvelles institutions pour se réapprorpier collectivement le processus de dépollution en cours par les société Recyclex et Rétia.
Nous avons ensuite commencé notre traversée du nord de Marseille, en se faufilant dans les rues de l’Estaque, par la montée Antoine Castejon qui longe le petit ruisseau des Rioux. Des conversations se sont engagées par petits groupes. Quelqu’un a évoqué la fabuleuse « Histoire d’un ruisseau » d’Elisée Reclus : « l’Histoire d’un ruisseau, même celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de valeur dans la nuée, branche écume sur la crête des flots (…). Au bord du ruisseau, des petites maisons ont été construites dans la pente selon un mode de construction vernaculaire, loin des contraintes de l’alignement et de l’adressage imposées par la planification urbaine. Au delà des murs, on imagine bien ces petites courettes où les habitants ont pu avoir l’habitude de se retrouver pour tchatcher et s’entraider, qui est certainement une image d’Épinal forgé par les contes cinématographiques de Robert Guédiguian.
Nous avons rejoint le quartier de l’Estaque Gare en bus pour se retrouver dans une petite cour de l’Harmonie de l’Estaque. Une discussion s’est ouverte sur la première industrialisation qui a transformé le village de pêcheur pour implanter des tuileries et briqueteries sur le site argileux du bassin de Séon et l’exploitation du calcaire blanc de la Nerthe. Le territoire a été alors profondément transformé avec la création d’infrastructures ferroviaires et portuaires pour transporter les matériaux servant à la construction d’usines et des digues. L’Harmonie de l’Estaque témoigne des sociabilités ouvrières structurés par la paroisse de Saint-Henri qui se sont perpétuées en se transformant à travers le temps. Les discussions s’inscrivaient dans la continuité de la visite au musée d’histoire de la ville de Marseille sur les communs patrimoniaux. En marge du groupe, une discussion s’est ouverte sur l’histoire de la prud’hommie de l’Estaque qui pourrait faire l’objet d’une réflexion ultérieure, en lien avec les travaux passés sur le rôle des prud’homies de pêche méditerranéennes dans la défense des communs.
En remontant la pente, nous avons rencontré une habitante jouant de l’accordéon dans la traversée de l’Harmonie. C’était un petit moment magique dans cette longue traversée des quartiers nord qui a été accompagné par des brefs échanges sur le rôle de la musique pendant la période de confinement pour renforcer les liens entre voisins. Après la voie ferrée, nous avons commencé à rentrer dans la pinède menacée par la création de vaste zone de stockage de containers maritimes qui se sont développés ces dernières années. Nous avons marché jusqu’aux terrains de l’ancienne Villa Miramar qui font partis d’un legs si du sculpteur et mécène Jules Cantini à la ville de Marseille au début du Xxème siècle. Cet ancien terrain bastidaire supposé inaliénable a été cédé en 2011 à un entrepreneur industriel spécialisé dans le stockage de containers maritimes. Depuis plusieurs années, des habitants se mobilisent pour défendre ce commun et ces paysages immortalisés par les toiles de Cézanne. Les habitants du quartier l’Estaque Gare-Saint Henri ont de nombreux usages dans ce rare espace naturel entouré par les infrastructures routières, ferroviaires, maritimes et aéroportuaire. Depuis deux ans, des habitant.es se mobilisent pour défendre ce commun à partir des usages riverains s’articulant autour d’enquêtes collectives (écologiques, urbanistiques, patrimoniales….) pour interpeller les institutions publics afin modifier les zonages du Plan local d’Urbanisme (PLU) afin d’éviter l’extension de la zone industrielle et logistique6.
Nous nous sommes longuement arrêté dans les jardins de l’ancienne villa Miramar. Assis ou allongés sur des nattes, ce moment était propice à la farniente. Un délicieux repas délicieux avait été préparé par des habitant.es et associations. Après la sieste, un débat en demi-teinte s’est ouvert sur la diversité au sein de notre groupe. Après quelques échanges rugueux, la pause déjeuner s’est terminée en musique et chanson. Une façon de vivre en acte la défense des communs comme une occupation sensible, vivante et créative du territoire.
Nous avons poursuivi notre longue traversée à la lisière de la ville, là où le Massif de la Nerthe a accueilli les grands ensemble de la Castellane et de la Bricade, entrecoupé du reste de la ville par des larges infrastructures routières et ferroviaires. Nous avons pris un chemin pour rejoindre le centre commercial qui fait le lien entre les quartiers. En contre bas de Grand Littoral, nous avons rencontré des membres de l’association 3.2.1 qui accompagnent des habitantes de La Castellane dans l’écriture d’un journal. Cette initiative s’inscrit dans le projet d’éducation populaire Awannäk qui propose des activités artistiques et ludiques autour de la microédition. Dans le dernier numéro, quelques pages sont consacrées au renouvellement urbain de la Castelanne du point de vue des habitantes : « lors de la première réunion d’information, les responsables de la rénovation nous ont parlé « d’ouverture sur la ville », « d’écologie », du parc et jardin de la Jougarelle, des transports, d’activités culturelles, de santé (…) On y a cru, je me suis investie, dans tous les ateliers, dans toutes les assemblées générales. Mais on s’est aperçu ensuite que c’était surtout pour détourner notre attention de la démolition de la tour K., et des dangers de ces travaux ».
Au cours des dernières années, la publication du journal de la Baguette Magique a favorisé un processus d’auto-organisation des habitantes qui s’accompagne aujourd’hui d’une recherche-action mêlant habitantes, associations et chercheurs. Plusieurs initiatives de pédagogie sociale se sont également dévéloppées avec la création d’un terrain d’aventure pour se réapproprier l’espace public. Dans le terrain vague en dessous du centre commercial, des affiches avaient été collés sur les grands poteaux de béton tandis que des traces de craies étaient encore visibles sur des gros cailloux à côté des nattes transportés dans des caddies.
Une discussion s’est alors ouverte sur les liens entre chercheurs et les mouvements d’habitant.es. Les quartiers nords de Marseille sont marqués par la fragmentation socio-spatiale avec des quartiers d’habitat social, des résidences fermés et des maisons individuelles. Elisabeth Doré a témoigné de ses recherches menées avec Un Centre Ville Pour Tous sur la transformation de ce vaste territoire, en particulier avec la construction de très nombreuses résidences fermés. Nous avons constaté l’émergence de nouveaux communs urbains créés à l’initiative d’associations et d’habitants dans des terrains en friche, à l’ombre des grandes infrastructures industrielles et commerciales dans des quartiers en pleine rénovation urbaine. Dans quelle mesure le processus d’auto-organisation des habitants, à l’origine de la création de ces nouveaux communs urbains et la réappropriation de l’espace public par la publication d’un journal et la création de terrain d’aventure, peut transformer les projets urbains de l’agence nationale de rénovation urbaine ? Est-ce que la nouvelle municipalité du printemps marseillais peut soutenir ce processus d’auto-organisation des habitant.es pour élaborer des projets urbains qui incluent les communs urbains, la réhabilitation du logement social et des écoles et le droit à la ville ?
Cette longue traversée du nord de Marseille illustre l’importance d’élaborer de nouvelles politiques urbaines pour inverser la tendance à la fragmentation du territoire. C’est certainement à cet endroit que les démarches d’éducation populaire, d’auto-organisation et d’organisation collective ont besoin du soutien des experts et chercheurs dans des programmes de recherche-action. Pour cela, il est nécessaire de dépasser les postures extractiviste de nombreuses recherches académiques sur les quartiers populaires en inventant des tiers espaces qui se positionnent clairement aux cotés des habitants.
La balade s’est terminée dans le parc Foresta à proximité de Grand Littoral. Des vastes espaces ont été laissés vacants par une ancienne carrière d’argile qui appartenait au Marquis de la Foresta. Malgré le rachat du foncier par le promoteur Xavier Giocanti (marié à Christine Lagarde !), l’instabilité géologique d’un terrain argileux en pente a freiné l’urbanisation du site. Au fil du temps, le lieu est utilisé par les riverains pour des usages familiaux et récréatifs. Depuis cinq ans, l’association Yes We Camp a signé une convention d’occupation temporaire avec le promoteur pour favoriser la création d’activités culturels et de loisirs. Malgré les nombreuses critiques de cette alliance improbable entre un promoteur capitaliste, des associations et des habitant.es, le parc Foresta est devenu un vaste commun urbain au cœur des quartiers Nords. Cette situation n’est pas sans rappeler les droits acquis par des usagers sur des terrains privés dans l’époque pré-moderne. Aujourd’hui, le parc Foresta est dans une période de transition pour réfléchir à son avenir et sa gouvernance.
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