Tracer les lignes d’erre en commun. Récit de l’Assemblée des Communs de Grenoble et des possibles

Article écrit par Ezgi Bakçay (collectif Karşı Sanat) et İmge Haliloğlu pour la revue Bir+Bir. 1+1 Express est un réseau d’actualités, revue et commentaires de l’association Culture et Art Bir+Bir, fondée en 2017 par le collectif 1+1, opérant depuis 1994. Le magazine 1+1 Express est publié trimestriellement en version papier et disponible en librairie. Vous pouvez lire la version turque de cet article ici. L’article a aussi été publié sur le site de Commonspolis.

Dans une période où le temps et l’espace social deviennent de plus en plus claustrophobiques, la société civile est étouffée, nous avons décidé de prendre l’air de la montagne pour regarder vers d’autres horizons. On s’est croisé avec des vieux amis des mouvements sociaux urbains qui continuent à chercher, tracer, marcher sur « les lignes d’erre en commun” pour déclencher notre imagination collective. On s’est retrouvé dans le climat inspirant des associations et des lieux indépendants dans la région de Grenoble. Depuis le cœur des Alpes, nous sommes immergées dans les idées et les pratiques par le biais d’un réseau couvrant l’ensemble du territoire français et au-delà.

A l’occasion de notre visite à l’Assemblée des Communs et des Possibles à Grenoble en France, nous avons interviewé David Gabriel Bodinier qui est un artiste-activiste impliqué depuis de nombreuses années avec des mouvements sociaux urbains qui agissent dans les quartiers populaires. Nous avons parlé des trajectoires de “commoning” dans un contexte historique, des communs, du droit à la ville et du municipalisme. Nous avons parlé ensemble du passé, de ce qui se passe aujourd’hui et de quelques idées pour le futur.

Tu es actif depuis plusieurs années dans le quartier emblématique de la Villeneuve qui fête ses 50 ans cette année et dans l’Assemblée des Communs de Grenoble. Peux-tu nous parler un peu de l’histoire de ta ville et du quartier de la Villeneuve ?

Grenoble est une ville secondaire située à une centaine de kilomètres au sud de Lyon, au cœur des Alpes françaises. On dit souvent que c’est la capitale des Alpes, car elle est vraiment située au cœur des montagnes et à la confluence de deux rivières. Il s’agit d’une petite ville mais qui a une histoire spécifique pour les mouvements sociaux. On dit parfois que la révolution française a commencé à Grenoble avec la journée des Tuiles le 7 Juin 1788 ! Tout au long du XIXème siècle, la ville a été marquée par l’industrialisation aboutissant à la création de plusieurs quartiers ouvriers, en particulier St Bruno où il subsiste encore aujourd’hui une culture d’organisation politique. Pendant la seconde guerre mondiale, Grenoble a été un lieu important pour les mouvements de résistance qui ont pris les maquis dans les montagnes entourant la ville, en particulier dans le Vercors. A partir du milieu du XXème siècle, la ville est devenue un grand centre universitaire avec de nombreuses institutions de recherche. Toute cette histoire a créé une ambiance spécifique pour une ville de cette taille.

Depuis les années 60, Grenoble est devenue laboratoire politique pour la nouvelle gauche. Les groupes d’action municipale (GAM) ont remporté les élections en 1965 avec l’idée d’une réappropriation des institutions municipales par les citoyens. Ils voulaient que les habitants participent à la gestion de la ville face au pouvoir de l’Etat. Cette stratégie politique a permis de transmettre la tradition du municipalisme où les mouvements sociaux cherchent à contester le pouvoir de l’Etat à partir du pouvoir des villes. Les groupes d’action municipale cherchaient d’abord à transformer le quotidien des habitants à travers de nouvelles politiques urbaines. Ils se sont notamment inspirés des théories d’Henri Lefebvre pour créer un vaste projet urbain situé au sud de Grenoble qui s’appelle la Villeneuve.

La Villeneuve est le résultat de la rencontre entre les groupes d’action municipale (GAM) et une coopérative d’architecture et d’urbanisme (AUA) et des citoyens. Ensemble, ils ont essayé de réaliser une utopie à une grande échelle : plusieurs milliers de logements sociaux, des copropriétés, des nombreuses écoles autour d’un projet d’éducation alternative, des centres de santés communautaires, des centres culturels, un parc de 14 hectares, une télévision de quartier, une école d’architecture… La Villeneuve est devenue un lieu emblématique qui a beaucoup marqué l’histoire urbaine en France et les mouvements sociaux urbains.

Tu es le fondateur d’une association Next Planning créée à la Villeneuve de Grenoble. Dans quel contexte a été créée l’association ? Quel est votre lien à l’histoire de la Villeneuve ?

Next Planning a été créée dans le contexte d’un vaste mouvement d’organisation dans les quartiers populaires de Grenoble qui a débuté en 2010. Avec plusieurs activistes, nous avons commencé à discuter de la nécessité de créer de nouvelles organisations dans les quartiers populaires à la suite des révoltes urbaines entre 2005 et 2010. Nous nous sommes inspirés des méthodes d’un sociologue américain Saul Alinsky à l’origine de la tradition du community organizing à Chicago pour créer une vaste organisation qui s’appelle l’Alliance Citoyenne avec plusieurs centaines d’habitants.

Nous avons créé Next Planning à la suite de ce mouvement avec l’idée de construire un outil pour la transformation des politiques urbaines et municipales. Notre objectif est de soutenir les capacités des habitants à intervenir dans les processus de planification urbaine. Comme à l’époque des groupes d’action municipale (GAM), nous voulons une réappropriation de la ville par les citoyens et réussir à modifier les plans en se basant sur les propositions des habitants et des mouvements sociaux.

A partir de 2012, nous avons rencontré un groupe d’habitants qui luttait contre un projet de rénovation urbaine qui imposait la démolition de plusieurs immeubles de la Villeneuve. Ce groupe était réuni autour d’un ancien instituteur André Béranger qui avait participé au projet pédagogique de la Villeneuve dès les premières années. C’est à ce moment-là que nous avons découvert l’histoire de la Villeneuve qui avait été un peu oubliée. Nous avons alors commencé à travailler sur la mémoire de ce quartier pour envisager comment il était possible de lutter contre les démolitions du quartier. Nous avons créé un Atelier Populaire d’Urbanisme (APU) rassemblant des habitants, des associations, des architectes, des chercheurs (…) pour élaborer un projet alternatif à la démolition de la Villeneuve. Nos propositions ont été reprises lors des élections municipales de 2014 contribuant à l’élection d’Eric Piolle autour d’un nouveau rassemblement des citoyens de la gauche et des écologistes.

C’est à partir de ces années-là que l’on commence à parler du “nouveau municipalisme” avec des expériences qui émergent dans plusieurs villes dans le monde, en particulier suite au mouvement d’occupation des places. Quel est le lien avec le mouvement des places et les expériences municipalistes qui ont émergé, par exemple, en Catalogne et en Espagne ?

Nous avons été très marqués par le mouvement d’occupation des places des indignés en Espagne, la place Tahrir et les révolutions arabes, le mouvement occupy aux Etats-Unis et de l’occupation du parc Gezi à Taksim. Selon notre perspective, ces mouvements s’inscrivaient dans le prolongement du mouvement altermondialiste et des forums sociaux. En France, il a fallu attendre le printemps 2016 pour voir l’émergence du mouvement Nuit Debout. A Grenoble, nous avons occupé pendant deux mois le parvis de la Maison de la Culture (MC2) qui est un espace public entre le centre ville et les quartiers populaires, dont la Villeneuve.

Pendant les deux mois de l’occupation, nous avons eu beaucoup de temps pour discuter de nos stratégies politiques. Lors des assemblées, dans les commissions ou pendant la nuit sous les tentes, nous discutions de l’importance de continuer à soutenir les luttes pour le logement, l’auto-organisation dans les quartiers populaires, la défense des communs mais aussi des stratégies de réappropriation des institutions municipales. C’est à la suite de cette occupation que nous avons créé l’Assemblée des Communs de Grenoble.

En 2017, nous avons eu l’opportunité de participer au premier sommet municipaliste Fearless Cities à Barcelone à l’initiative de la plateforme « Barcelona en Comú« .Dans une époque marquée par le retour des autoritarismes, ce rassemblement des « villes sans peur » visait à transformer la façon de faire de la politique en partant du bas. Le mouvement s’inscrivait dans la perspective d’un « nouveau municipalisme » en s’inspirant du philosophe et écologiste Murray Bookchin.. Nous avons commencé à échanger sur nos expériences respectives et à discuter en profondeur les stratégies de réappropriation des institutions municipales. Un certain nombre de participants ont poursuivi les échanges lors de l’assemblée européenne des communs à Madrid qui a été organisée plusieurs mois plus tard. Toutes ces rencontres ont contribué à bâtir une alliance entre les mouvements d’habitants du droit à la Ville, les mouvements communs et le municipalisme à l’échelle européenne. Nos échanges transnationaux ont permis d’inscrire les stratégies municipalistes dans le temps long car la réappropriation des institutions municipales face au pouvoir de l’Etat est un phénomène qui s’est répété à travers l’histoire dans de nombreux pays.

En Turquie, l’opposition sociale,qui est devenue beaucoup plus fragile dans la période antidémocratique vécue après l’occupation du parc Gezi, discute des perspectives ouvertes par les élections municipales de Istanbul 2019 qui pourraient aller plus loin avec la possibilité d’un changement politique en 2023. C’est pourquoi les échanges avec les expériences menées en Espagne, en France, en Italie ou ailleurs sont importants à la veille de l’élection présidentielle. Tu as cité les Assemblées des Communs, où nous étions invités. Peux-tu nous en dire plus ? Comment ces assemblées s’organisent et quelles sont les méthodes ?

Les Assemblées des Communs rassemblent des personnes et organisations impliquées dans les communs pour échanger sur nos pratiques et défendre un agenda politique. C’est un outil politique qui essaye de créer de nouvelles pratiques politiques dans les territoires. Au début, nous avons commencé à discuter de nos pratiques d’occupation des places, des espaces alternatifs et des quartiers comme par exemple, le soutien aux habitants de la Villeneuve face à la démolition de leur quartier. Puis, nous avons élargi la discussion à la défense des communs naturels – des rivières, les forêts, les montagnes, les champs (…) et des communs immatériels – nos pratiques culturelles, numériques, connaissances, mémoires…

Les assemblées visent à renforcer nos pratiques de « commoning » en s’organisant de façon horizontale dans les territoires. Nous essayons d’avoir des formes d’organisation qui permettent de gérer nos ressources de manière démocratique, y compris en essayant de remettre en cause les rapports de pouvoir et domination qu’il peut y avoir au sein de nos communautés. Nous voulons être attentifs à ce que chacun puisse participer aux assemblées des communs et apprendre des différentes pratiques d’auto-organisation. Par exemple, lors de la dernière assemblée, nous avons beaucoup appris des pratiques des tables de quartier, qui sont des formes d’organisation des habitants dans les quartiers populaires.

L’une des spécificités de l’assemblée des communs de Grenoble, c’est que la municipalité de Grenoble participe à l’assemblée. Cela suscite beaucoup de débat mais nous trouvons cette situation intéressante. Dans l’assemblée, la municipalité a une voix comme une autre organisation politique. Ni plus, ni moins. Donc, il faut être clair : ce n’est pas la ville de Grenoble qui dirige l’assemblée des communs et les mouvements gardent leur autonomie. Pour les personnes qui travaillent pour la municipalité ce n’est pas toujours facile ! Nous essayons de changer la position des institutions municipales vis-à-vis des mouvements sociaux, tout cela dans un cadre ouvert et convivial. Dans nos assemblées, on discute, on mange ensemble et on fait la fête (rire) !

C’était une réunion qui n’était pas encadrée d’avance mais qui était organisée in-situ à partir de la présence et les exigences des participants. On a remarqué qu’avec les fréquentations successives des années, l’assemblée a créé une communauté. Les participants sont déjà en train de travailler ensemble sur leurs problèmes locaux. Qui était les participants de la dernière assemblée des communs et des possibles et quels étaient les thèmes de discussion?

L’assemblée forme une constellation de groupes très différents avec des activistes, des associations, des artistes, des chercheurs (…) par exemple des représentants d’un espace alternatif qui s’appelle “Le Lieu” qui est dédié aux personnes sans logement pour qu’ils puissent avoir un lieu dans la ville pour se poser, discuter, s’organiser pour défendre leurs droits… D’autres participants sont impliqués dans les tables de quartier qui sont des groupes auto-organisés d’habitants dans les quartiers populaires. Il y a également des associations qui défendent la rivière, des personnes impliquées dans les communs fonciers qui participent à la gestion des ressources naturelles, des chercheurs, des juristes qui s’intéressent aux communs et des artistes pour s’ouvrir à de nouvelles sensibilités et à de nouveaux imaginaires à travers les communs.

Durant l’assemblée des communs et des possibles, nous avons discuté autour de l’idée de l’anthropocène, même si ce n’est pas évident de construire un langage commun entre toutes significations scientifiques, politiques et artistiques liées à la lutte contre le changement climatique. Nous essayons de créer de nouvelles convergences entre les communs urbains et des communs dans les espaces naturels. A Grenoble, nous avons beaucoup de montagnes et des espaces fonciers qui sont des communs, par exemple les “sections de commune” qui ne sont pas gérés par l’Etat ou des propriétaires privés mais qui sont gérés en commun.

Nous avons également discuté des communs dans un contexte transnational, comme les liens que nous pouvons établir avec les artistes et les activistes en Italie, en Espagne, en Turquie…l y a toujours eu de nombreux échanges translocaux dans l’histoire mais aujourd’hui l’échelle et la vitesse des circulations sont de plus en plus importantes avec de multiples influences réciproques.

Notre génération est en train d’expérimenter de nouvelles radicalités politiques et démocratiques. Les mouvements sont devenus très exigeants dans la façon de s’organiser au niveau infrapolitique. Il y a une profonde influence des mouvements féministes qui ont remis en cause des statuts de pouvoir, des façons de parler, des attitudes. Il y a également de nouvelles connaissances et de nouvelles pratiques qui se développent avec plus de sensibilité et d’ouverture, y compris aux non-humains. Nous ressentons plus grande prise en compte des plantes, des animaux, des plantes, du climat. Nous avons par exemple beaucoup parlé lors de la dernière assemblée des rivières dans notre région. Comment peuvent-elles se défendre ? La rivière peut-elle parler ? Les écrivains et les artistes ont beaucoup à nous apprendre car un certain nombre d’entre eux peuvent retranscrire ce qu’exprime la rivière.

La Villeneuve.

La Villeneuve.

Pour pouvoir concrétiser vos pratiques, pendant la pandémie qu’elles ont été les solidarités qui ont été créées par les mouvements et associations ?

Notre première stratégie est de renforcer nos bases sociales. En France, après les révoltes des quartiers populaires, nous avons commencé à soutenir des processus d’organisation des habitants dans les quartiers populaires. Nous avons commencé par créer des relations avec des personnes qui n’étaient pas du tout activistes et qui essayaient juste de se défendre face à des problèmes quotidiens, du logement, des problèmes économiques, les difficultés éducatives…

Ces pratiques se sont renforcées pendant la pandémie où il y a eu beaucoup d’actions d’entraide et de solidarité autour d’actions très concrètes sur l’alimentation, la défense des conditions de logement, le soutien aux personnes âgées ou aux enfants. Nous avons essayé de reconstruire nos pratiques politiques à partir de dimensions très concrètes de la vie quotidienne pour ne pas rester au niveau des grandes théories conceptuelles du rapport à l’Etat, aux multinationales et au capitalisme, même si elles sont aussi importantes.

Pour concrétiser, nous essayons de créer des organisations avec l’ensemble des couches de la société pour être au plus près de la société et éviter de constituer des petits groupes isolés. Nous avons besoin d’être nombreux pour faire face aux autres forces qui traversent la société, en particulier l’extrême droite. Depuis plusieurs années, les pays européens sont traversés par des mouvements d’extrême droite et nous avons un défi très important d’éviter leur prise de pouvoir. L’extrême droite est récemment arrivé au pouvoir en Italie et cette situation peut arriver partout.

Ensuite notre stratégie est de prendre les institutions municipales pour contester le pouvoir de l’Etat.

Nous arrivons à un point crucial de notre interview. Comment vous arrivez à travailler avec les municipalités ? Ici, c’est une grande question car nous devons rendre la communication plus efficace et les processus plus participatifs. Quelle est ton expérience?

Les relations avec les municipalités sont toujours difficiles car ce sont des institutions qui héritent d’un fonctionnement hiérarchique qui est souvent assez éloigné des pratiques des mouvements sociaux. Les municipalités ont un fonctionnement centralisé autour de la figure du maire, avec un petit monde qui gravite autour de nombreux services municipaux, des techniciens, divers intérêts… C’est justement ce fonctionnement que nous essayons de transformer avec le nouveau municipalisme. En Espagne, la plateforme « Barcelona en Commun » a commencé à développer une nouvelle culture politique au sein des municipalité en associant les associations, les citoyens, les mouvements sociaux à la définition des nouvelles politiques municipales. Notre défi est de réussir à transformer les municipalités à partir des pratiques que nous avons développées lors des occupations des places avec les assemblées démocratiques. Après le mouvement d’occupation des places, il y a un mouvement d’occupation des municipalités pour pouvoir les transformer.

Je peux essayer d’illustrer mon propos par une image. A Grenoble, le maire Eric Piolle était présent lors du mouvement d’occupation de l’espace public devant la Maison de la Culture. Il a participé à une assemblée comme tous les autres citoyens. Il était venu écouter ce qu’avaient à dire les habitant-es qui étaient réunis en assemblée, y compris les critiques des politiques qu’il peut mener. Nous voulons nous réapproprier les institutions municipales tout en gardant notre liberté de parole, nos façons de faire, notre autonomie politique et nos principes d’auto-organisation pour décider du futur de la ville.

Nous avons beaucoup parlé de ce qui se passe à Grenoble mais il y a des mouvements similaires à Marseille, Lyon et dans d’autres villes françaises. Tu peux nous parler des liens avec les communautés dans les différentes villes?

Nous avons tissé un réseau entre les différents mouvements d’habitants qui agissent pour les communs, le droit à la ville et le municipalisme. Par exemple à Marseille, il existe un mouvement très important d’organisation des habitants. Suite à l’effondrement de plusieurs immeubles dans le quartier de Noailles, les habitants se sont rassemblés et ont organisé des manifestations pour défendre le droit à la ville. Lors des dernières élections municipales, ce mouvement a fini par produire des changements politiques. Les habitants ont commencé à se réapproprier les institutions municipales. A Lyon, à Poitiers, à Strasbourg et dans de nombreuses petites villes, il y a eu également des changements du pouvoir à l’échelle municipale. A chaque fois, il y a une certaine spécificité car les mouvements d’habitants sont très liés au contexte et à la mémoire de chaque ville. C’est pourquoi nous pensons qu’il est très important de transmettre les histoires passées car elles ont un impact dans le présent. Le réseau municipaliste français est assez important, même s’il n’est pas forcément connu à l’étranger où l’on a tendance à s’intéresser uniquement à la politique nationale autour de la domination politique d’Emmanuel Macron. Il est intéressant de constater qu’il y a également des mouvements similaires dans d’autres pays européens en Espagne, en Italie, dans les Balkans et dans plusieurs continents. Et nous espérons que les changements municipaux qui ont eu lieu en Turquie, en particulier à Istanbul, sont annonciateurs de changement à l’échelle de l’Etat ! On vous soutient fort !

En parlant de mémoire, je me rappelle que pendant l’Assemblée, l’un des points les plus importants a été de parler du passé comme un commun. Tu nous avais parlé de l’histoire de André Béranger à la Villeneuve, de son adieu et de la communauté.

Cette histoire a été racontée lors de la dernière assemblée des communs et des possibles, j’ai eu la chance de rencontrer André Béranger quand il a commencé à se mobiliser face à la destruction de la Villeneuve. Il était très attaché à ce quartier où il s’était impliqué dans le projet pédagogique des écoles de la Villeneuve dans les années 70. Face au projet de démolition, nous avons fait du porte à porte pour alerter les voisins, organiser des réunions publiques, installer des banderoles dans le quartier… Quand j’allais chez lui, il m’expliquait longuement le projet politique de la Villeneuve et des groupes d’action municipale. Malheureusement, suite à une maladie pendant la crise du COVID19, sa famille nous a envoyé un message nous disant qu’il allait très mal et en nous invitant à se rassembler en bas de chez lui. Malgré le confinement et le couvre feu, nous nous sommes retrouvés à plus de 200 personnes avec une batukada, une chorale, des bougies pour lui rendre hommage… André est alors venu nous saluer une dernière fois depuis sa fenêtre. Il est décédé le lendemain. C’était un moment très fort où nous avons formé une communauté. Tout au long de sa vie, André Béranger s’est impliqué pour vivre ensemble dans un quartier, et faire face aux aléas de la vie. La veille de sa mort, la communauté était réunie autour de lui. Pour moi, ce moment a de profondes significations sur ce que veut dire “faire communauté”, surtout après la crise du COVID19. Nous continuons d’agir aussi grâce aux personnes qui ne sont plus là. D’une certaine manière, elles sont encore présentes à travers nous et elles nous invitent à continuer d’y croire, à ne pas se décourager. Cette conversation sur le lien entre la communauté des présents et des absents a été l’un des moments les plus forts de l’assemblée des communs.

Juste pour terminer, dans le titre nous avons parlé des lignes d’erre. Qu’est ce que ça veut dire ligne d’erre pour toi?

C’est une expression de Fernand Deligny. C’était un éducateur, écrivain, réalisateur qui travaillait avec la jeunesse délinquante, notamment des centres éducatifs fermés où il imaginait des projets d’évasion, et il a terminé sa vie en travaillant avec des enfants autistes dans les montagnes des Cévennes en France. Il avait organisé plusieurs villages où les enfants vivaient en communauté. Les enfants avaient la liberté d’aller là où ils avaient envie pour réaliser leurs activités quotidiennes. A la fin de la journée, les adultes traçaient les lignes de leur trajet sur des grandes feuilles. Pour moi, les lignes d’erre sont des lignes de liberté permettant d’aller au-delà des contraintes de la société pour explorer de nouveaux horizons. L’errance c’est un façon de se perdre, de s’égarer, en dehors des sentiers battus, des chemins qui ont été tracés par les pouvoirs qui cherchent à nous contraindre, y compris par les pouvoirs technologiques. Il s’agit de trouver des chemins de traverse pour vivre autrement, avec les personnes que nous avons envie de vivre. L’assemblée des communs et des possibles s’inscrit dans cette recherche. Nous avons organisé la dernière assemblée dans la montagne pour explorer de nouveaux lieux, là où nous n’avons pas forcément l’habitude d’aller. Dans ces endroits, nous pouvons créer de nouveaux espaces de liberté. Ces lignes d’errance vont pouvoir nous emmener partout dans le monde et, je l’espère, en Turquie !

Pendant l’assemblée des communs et des possibles de Grenoble le 10-13 Novembre 2022, nous avons décidé d’organiser des workshops sur les communs à Marseille, à Naples, à Istanbul enfin à Mardin. On va essayer de passer ces lignes d’errance sur la Turquie aussi avec différents acteurs, d’autres participants, élargir la carte de communauté vers les nouveaux contextes sociaux. Merci de partager avec nous ces expériences.

Note de la revue

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